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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

jeudi 5 février 2009

L’eau-delà

À lire ici ou sur le blog de Françoise Guérin, Mot Compte Double, une nouvelle ayant pour thème « Transmission ».

Il existe, dans notre famille, un avertissement étrange mais incontestable qui met en garde les individus de sexe masculin contre la conjonction des deux éléments que sont l’eau et les vendredis, sixième jour du mois. En étudiant la généalogie, il apparaît nettement que beaucoup d’hommes de ma lignée sont morts ce jour-là, quelle que soit la saison, toujours dans des circonstances liées au milieu aqueux.

Une année comporte rarement plus de quatre vendredis 6, mais lorsque ces jours se lèvent auréolés de la mortelle épée de Damoclès, ils n’en paraissent que trop nombreux.

Pour exemple, un de mes aïeuls est mort par noyade, alors qu’il n’était pas marin, tandis que son frère est décédé dans sa baignoire ; les deux avec presque dix ans d’écart, mais à cette même date fatidique.

Mon grand-père paternel nous a quitté à l’âge très vénérable de cent six ans, un vendredi 6 cela va sans dire, d’une fausse route alors qu’il ingurgitait un simple verre d’eau, geste qu’il avait pourtant réalisé des milliers de fois tout au long de sa vie.

Quant à ma mère, elle a perdu son père le même jour d’un œdème pulmonaire qui se caractérise par un envahissement liquide des poumons.

Mon oncle favori, potomane invétéré, a disparu d’une intoxication à l’eau. La chose semble incroyable mais une telle absorption en surabondance peut effectivement provoquer une hyponatrémie qui conduit parfois à un œdème cérébral. Ce fut le cas et je ne vous ferai pas l’injure de vous préciser la date de son trépas.

Enfin, mon père a rejoint ses devanciers aquaphobes l’an dernier des conséquences d’une hydrocution. Il se rendit à la mer, ayant toujours été le seul à ignorer les recommandations relatives à cette terrible date – sa fin lui donna tort.

À mon humble avis, ce qui empêche tous les hommes de notre famille de disparaître dans un raz-de-marée ou sous un second déluge ne tient qu’au fait que le destin ne pourrait en départager les éléments féminins.


Évidemment, nous sommes aujourd’hui un vendredi 6 ; la soirée est déjà avancée mais je demeure sur mes gardes. Je ne me suis pas lavé, n’ai pas bu une goutte et ne suis pas sorti de chez moi. J’ai subi hier un examen médical qui m’a rassuré sur mon parfait état de santé ; les fluides s’écoulent dans mon corps avec raison et mesure.

Je reste pourtant angoissé : le précédent vendredi mortel a apporté son lot de frayeur. J’avais évité tout contact avec l’eau (je possède même un fascicule recensant les arrangements à prendre à cet égard) et la journée touchait à sa fin lorsque j’ai découvert mon poisson rouge, flottant sur le dos et le ventre gonflé, atteint de toute évidence d’hydropisie. Il s’agit, pour ceux qui l’ignorent, d’une accumulation anormale et létale de sérosité dans l’organisme.

J’ai survécu mais n’ai pu m’empêcher d’y lire un signe funèbre, presque prémonitoire. Aussi ai-je pris mes dispositions en cas de décès car je souhaite bénéficier d’une crémation, comme si le feu pouvait exorciser dans l’au-delà la force obscure de son élément contraire. J’ignore d’ailleurs si ce geste me vaudra une place au Paradis puisque les craintes ataviques ont exclu le petit garçon que j’étais du baptême (le mot lui-même signifie plonger, c’est dire…) et de son aspersion.

Le temps s’écoule cependant, imperturbable mais régulier et minuit approche. La peur qui formait un barrage sur ma poitrine se dissipe, je respire à nouveau, la vie abandonne toute retenue et se répand. Un peu inconsidérément, je l’avoue, je quitte le refuge de mon appartement et sort arpenter les rues en goûtant l’air frais de la félicité. Dans une minute, les douze coups retentiront, le prochain vendredi n’aura lieu que dans cinq mois – presque un semestre de sursis, pour ainsi dire une éternité.

Seuls ceux qui ont échappé à la mort peuvent imaginer mon soulagement et la fatigue qui l’accompagne. Je m’assieds sur un banc, la tête renversée, je contemple la voûte sombre du ciel. La nuit est parfaite.

Un nuage s’avance, masque la clarté de la lune.

Une goutte d’eau s’abat sur mon front.


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(Bashō Matsuo)
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