Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

lundi 20 mai 2013

Bleue comme une orange (JPH n°159)

Jeu littéraire du forum A vos plumes ; écrire un texte sur le thème de l'eau ne contenant pas les mots suivants, ainsi que tous leurs dérivés (verbes, substantifs, adjectifs...) : eau, couler, reflet, pluie, liquide. 

Orange. C’est la couleur du canot de sauvetage, ce canot minuscule sur lequel je me suis réfugié. De ce dérisoire poste d’observation, j’ai vu la carcasse renversée du bateau sombrer. Puis toute trace de l’embarcation a disparu et j’ai accroché mes yeux aux reliefs hétéroclites qui flottaient encore, objets d’ailleurs plus ou moins identifiables. Les courants m’ont ensuite éloigné de ces quelques débris – je me suis trouvé seul au milieu de l’océan. Seul avec, pour toute compagnie, cette tache orangée ballottée par les vagues. 
Je n’ai jamais eu peur du bain, ni de la piscine et pas encore de la mer. Mais savoir le fond marin si lointain, ces centaines de mètres, ces kilomètres mouvants sous mon misérable esquif, me terrorise. Plus que les requins et autres carnassiers, c’est l’inconnu – l’insondable – que je crains. Je plisse les yeux ; pas de terre en vue, rien à quoi me raccrocher que le plastique du canot. Je n’ai guère de connaissance en courants océaniques mais je sais que j’en suis à présent le jouet. Qui sais si le Gulf Stream ou l’un de ses frères (ou sœurs) ne va me happer, m’éloigner de toute côte plutôt que de m’en rapprocher, me conduire inexorablement vers le Nord ? 
Bizarrement, en plein Atlantique, c’est bien la soif que j’ai ressentie juste après ma peur irraisonnée des abysses. Le soleil brûle, mes lèvres sèchent, et je sais que m’abreuver de salinité marine me conduirait inexorablement à la mort. Au demeurant, ne pas boire produirait un effet identique. Tout bon manuel du naufragé conseillerait de boire son urine (qui contient de plus moult sels minéraux bénéfiques à l’organisme) pour éviter la déshydratation. L’instinct de survie peut pousser à bien des extrémités mais j’hésite ; j’hésite et je contemple les flots ondulants, je regarde le soleil carnassier qui descend progressivement jusqu’à l’horizon. 
Enfin il fait nuit, la chaleur s’est enfuie, un froid mordant me transperce. Noir sous moi, les fonds marins – noir autour de moi, l’obscurité ; noirceur partout. Est-ce l’effet du froid ? Des larmes roulent sur mes joues, leur sel agresse mes lèvres fendillées avec ironie. Je maugrée contre cette humidité qui s’échappe de mon corps, le dessèche goutte à goutte. Mais les pleurs sont plus forts que ma volonté. Ma vie s’enfuit par mes yeux et je reste prisonnier de mon habitacle microscopique. 
Après la nuit vient le jour, après la soif reste la soif, encore et omniprésente. L’aube se montre, une lueur vague. J’entends un claquement et mon regard fouille le lointain pour en découvrir la source, longtemps, avant de m’apercevoir qu’il ne s’agit que de mes dents qui s’entrechoquent. Au loin, en place de l’horizon aqueux, j’aperçois un mur, un mur que le soleil peint d’orangé. Une muraille brillante, aveuglante même, la Grande Muraille de glace – et ce froid, plus intense à chaque minute. Ma peau est bleue, comme l’océan, seuil de la cryogénie – l’iceberg grandit à vue d’œil mais sa teinte safranée ne devrait-elle pas être celle du crépuscule ? Le temps s’est emmêlé autour de moi. Cette glace orange, fraîche comme une mandarine, parfumée, sucrée peut-être. Orange comme mon canot de sauvetage dont mes lèvres épousent le plastique insipide. Le soleil se lève. Le soleil se couche. Orange.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
Accueil

Retour à l'haut de page