Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

samedi 23 août 2014

Figuration libre

J’avais accroché le tableau au mur et je n’ai retrouvé, sur la table basse, que les miettes de mon gâteau au chocolat. 
Puis je me suis assoupi sur le canapé et j’ai entendu un souffle rapide, puis un halètement chaud. Il léchait consciencieusement les rares miettes oubliées, a levé vers moi des yeux amicaux. Je ne connais rien aux races de chien mais son pelage roux et blanc était du plus bel effet. Je suis allé lui chercher une autre part de gâteau et l’ai baptisé Timmi, un nom de chien policier berlinois. Timmi a dévoré le second morceau puis s’est immobilisé un instant, le corps de profil, la tête tournée vers la droite. C’est là que j’ai fait le lien avec le tableau – et sur la toile, plus de chien. Le vent y agitait toujours les herbes avec délicatesse et je me suis demandé si l’homme n’avait pas légèrement levé son visage, sans doute en quête de l’animal. 
Timmi a regardé ostensiblement l’assiette vide, j’ai caressé son crâne plat et doux ; la bête s’est enfuie et, d’un bond leste, a franchi le cadre du tableau pour retourner batifoler dans sa prairie. La paume de ma main s’était teinte de roux et dégageait une forte odeur de térébenthine. Un spectateur extérieur aurait pu trouver la situation extraordinaire, pourtant je demeurais aussi calme que si la chose avait été commune. À ma décharge, je n’avais auparavant jamais eu de chien. 
Plus tard, un souffle chaud s’est posé sur mon cou. J’avais les yeux clos mais, même ainsi, je devinais qu’il ne s’agissait pas de Timmi. D’ailleurs, si l’odeur de térébenthine était toujours présente, elle se mêlait à un arôme de fruit mûr, un peu entêtant. J’ai soulevé les paupières, la femme était penchée sur moi, ses cheveux avaient le même coloris que le pelage de Timmi mais c’était surtout sa robe bleue qui m’hypnotisait. Non pour sa teinte de feuillage extra-terrestre, mais pour les formes généreuses qu’elle moulait. J’ai posé ma main sur sa hanche en cherchant désespérément un nom pour la baptiser. J’hésitais entre Gudrun et Inge quand je me suis aperçu qu’au roux de ma paume s’ajoutait du cobalt, les deux nuances jurant d’ailleurs affreusement. Lisant sans doute mes pensées, Gudrun-Inge a ôté son vêtement, acte on ne peut plus encourageant, d’autant plus que la teinte de sa carnation donnait à la mienne, en s’y appliquant, un léger hâle. L’odeur de térébenthine me montait à la tête et j’avais perdu, je l’avoue, tout sens des réalités. 
Mais j’y ai été ramené par un aboiement bref. J’ai d’abord cru que Timmi, tel un voyeur canin, nous observait depuis le cadre du tableau mais j’ai vite compris son avertissement. L’homme n’était plus assis devant sa porte ; Gudrun s’en est également aperçue et Inge a récupéré sa robe. Sur mon canapé beige, à présent ruiné, s’étalait la trace bleuâtre et abstraite laissée par la robe. La femme s’est dirigée vers la toile et moi vers la cuisine ; je l’ai rattrapée à temps et lui ai confié une part de gâteau pour Timmi, notre ange gardien. Ce fut un moment d’intense émotion, puis elle a rejoint son support rectangulaire, fêtée par un Timmi sautillant. J’observais la scène en me demandant si Gudrun ou Inge n’auraient pas également aimé une part de fondant, tandis que ma peau commençait à me démanger furieusement – sans doute une allergie à la térébenthine. 
Uniquement vêtu de cette irritante teinte carnation, je m’apprêtais à décrocher le tableau avant que n’en sorte le mari bafoué quand j’ai senti entre mes omoplates un souffle tendu.

lundi 7 juillet 2014

Alma mater

Chacun son père Fouettard. À ma cousine qui habitait les Alpes, ma tante racontait que l’Ours-Montagne viendrait la corriger si elle ne se comportait pas correctement. Évidemment, personne ne croyait vraiment en la bestiole en question, mais ma cousine elle-même avait une fois vu une empreinte qui aurait bien pu appartenir à un ours lourd comme une montagne… 
Quant à moi, j’habitais une petite rue perpendiculaire à celle d’Alésia. Ici point de mammifères plantigrades ; les légendes s’adaptent à leur environnement. Enfant, ma mère prévenait mon exubérance en me menaçant des mâchoires d’un immense crocodile qui aurait hanté les égouts parisiens. À ses dires, l’animal était bien nourri, avalant sans discernement rats, égoutiers et enfants dissipés. La bête rodait dans les rues, se faufilait par les bouches d’égout. Ledit crocodile avait établi son quartier général vers le Pont de l’Alma, lieu qui me semblait trop loin de l’appartement pour représenter quelque danger. Ma mère, toujours pleine d’à-propos, me fit remarquer, plan de Paris à l’appui, qu’une ligne droite reliait l’Alma et notre domicile, via la gare Montparnasse. Pour un peu, le crocodile n’aurait eu qu’à prendre le métro. 
En dernière année de primaire, l’institutrice organisa une visite éducative… aux égouts de Paris – entrée sise près du pont de l’Alma. J’en descendis donc les innombrables marches avec circonspection, ayant pris soin de ne pas être le premier de la file indienne, au cas où l’ennemi serait tapi, prêt à bondir gueule ouverte sur le chérubin de tête. À mon soulagement mêlé de suspicion, l’animal ne se montra pas – pour tout dire, je ne vis pas même un rat. 
Plus tard, je pris plus amples renseignements : un crocodile ne pouvait tout simplement pas vivre dans les égouts, le délicat reptile avait besoin d’une eau de meilleure qualité. Bref, je découvris la notion d’écosystème – et la déception. On m’aurait menti, ma mère aurait cru à des fariboles, contes à dormir debout qu’elle m’aurait transmis. Ignorance ou duplicité de sa part ? Impossible de le dire mais je ne pouvais accepter ni l’une, ni l’autre. 
Mais mes doutes sur l’honnêteté (ou la naïveté) maternelle disparurent un beau jour. La une des quotidiens l’annonça : « Le cadavre d’un SDF retrouvé à moitié dévoré place de l’Alma ! ». La nouvelle fut reprise au journal télévisé, on fit l’inventaire des animaux sauvages qui auraient pu s’échapper de zoos ou cirques, en vain. Quelques zoologues spéculèrent sur la nature de l’animal assassin, la photo du corps mutilé fit le tour d’internet, les commentaires allaient bon train. Quant à moi, je fis rapidement l’équation : Alma + morsures = crocodile. Mon crocodile ! D’ailleurs, le lendemain découvrit une nouvelle victime en la personne d’une jeune touriste coréenne. Mon enfance refaisait surface et, avec elle, sa peur jubilatoire et l’image de ma mère, penchée sur mon lit. 
Les macchabées se sont succédés, encore et encore, presque quotidiennement. Mais pas ce soir. Je me suis foulé la cheville en dérapant sur les rebords glissants de l’égout. Aujourd’hui, ma panoplie de crocodile restera dans le placard. Je vais peut-être en profiter pour la passer à la machine ; l’odeur est épouvantable.

dimanche 29 juin 2014

Haricots au whisky

C’est en errant entre les rayons labyrinthiques de l’hypermarché que je me suis égaré. Les rayonnages me semblaient plus longs qu’à l’accoutumée, s’étirant vers un plafond pourtant inaccessible. J’ai obliqué à droite, les roues de mon caddie couinaient régulièrement comme quatre souris à l’unisson. J’ai croisé une femme hypnotisée par les linéaires de bonbons, ses yeux brillaient d’un éclat haribesque et ses lèvres étaient agitées d’un léger tremblement – je n’aurais su dire s’il s’agissait d’un manque ou d’un excès de sucre. 
Quand les événements ont-ils dérapé ? Peut-être lorsque j’ai emprunté le rayon des alcools. Deux hommes avaient ouvert une bouteille de whisky et saluaient de loin un troisième larron qui revenait vers eux en brandissant un pack de gobelets en plastique et une poignée de glace, sans doute réquisitionnée sur l’étal du poissonnier. J’étais sur le point de prélever dans mes emplettes un paquet de pistaches à leur attention mais je me suis ravisé. Un des types a d’ailleurs coulé un regard envieux vers lesdites arachides, puis un œil torve à mon endroit. J’ai filé sans demander mon reste, ni même une rasade de whisky. 
Encore interloqué par cet étrange trio, j’ai tourné deux ou trois fois au petit bonheur, sans but précis. Les allées étaient désertes et sans fin, les murs du magasin s’étaient de toute évidence éloignés de moi. Puis je me suis immobilisé et mes roues-souris ont cessé leur plainte. Devant moi se dressait un mur de boîte de conserve, des mètres carrés de haricots verts sous métal. Sur l’étiquette démultipliée à l’infini, la photo du légume me narguait ; les souvenirs ont surgi, les heures passées à l’équeutage obligatoire du maudit haricot sous la houlette sévère de ma grand-mère, le jus irritant qui s’insinuait sous les ongles, ces immondices vertes – plus ignobles encore par leur conservation en bocaux – disponibles en toutes saisons. 
J’ai lâché mon caddie, abandonnant mes courses, et quitté au plus vite ce lieu de perdition. Derrière moi, j’ai entendu les quatre souris m’appeler en geignant. J’ai parcouru les allées à la recherche de la sortie, une sortie apparemment introuvable. Mais mon angoisse s’est accrue lorsque j’ai réalisé qu’il n’y avait, à part moi, nulle âme qui vive. Pas un consommateur, pas un employé, j’en regrettais presque le trio alcoolique. 
Puis j’ai buté sur quelque chose ; au sol gisait une femme dont les lèvres murmuraient : « À boire… à boire… ». J’ai levé les yeux mais les rayonnages ne comportaient que des boîtes de conserves, bien sûr de haricots verts ! Partout, à droite, à gauche, des haricots verts ! L’allée s’était étirée sur des dizaines de mètres et, plus j’avançais, plus son extrémité reculait. J’ai couru, couru, dans mon dos s’élevaient les couinements de centaines de souris parties à ma recherche. J’ai défailli et, en m’appuyant, ai fait rouler au sol quelques boîtes. J’ai repensé au goût infect des haricots de mon enfance et j’ai maudit, dans le désordre, les légumes, ma grand-mère et la pasteurisation. Les souris se rapprochaient de plus en plus, à moins que ce ne fussent une meute de caddies retournés à l’état sauvage. Jamais je n’aurais eu autant besoin d’un whisky.

vendredi 13 juin 2014

Homme, toujours tu chériras la mer

Le niveau de la mer commence à s’élever et le gouvernement envoie les premiers membres des comités. Nous avons déjà les pieds dans l’eau à la réunion d’information. Le discours se fait rassurant : l’eau monte, certes (et inexorablement), mais l’homme possède des capacités étonnantes d’adaptation. Fort de ces conseils, je m’achète d’abord une paire de bottes en caoutchouc, puis au fur et à mesure de la montée, de hautes cuissardes du même matériau, bientôt elles-mêmes débordées. 
L’eau atteint ma taille – tout est noyé, tant à l’intérieur des maisons qu’à l’extérieur. Faute de gaz ou d’électricité, je mange des conserves froides ou du pain humide aux relents salés. Lorsque mes épaules sont également immergées, je commence à sérieusement m’inquiéter malgré les nouvelles consignes des comités : ne pas s’alarmer, vivre normalement et, surtout, ne pas tenter de s’opposer à l’océan, accepter d’avoir la tête sous l’eau, nous, humains, qui n’avons jusqu’à présent respiré qu’azote et oxygène. 
J’ai une confiance modérée dans le gouvernement mais une plus grande envers mes sens. Parce que le courant en a déposé entre mes murs inondés, je prépare une salade de goémons. À ma surprise, la saveur du mets m’ouvre des horizons océaniques. J’accueille l’eau de mer, elle s’élève au-dessus de ma tête et, sans combattre, j’inspire tranquillement. Je sens mes ouïes se décoller peu à peu, presque en douceur et, sans aucun doute, avec nature. Les scientifiques ne nous auraient-ils, pour une fois, pas menti ? Un mérou brun et lippu entre par la cheminée et me regarde en souriant. Sa peau me frôle, lisse et écailleuse, et je me demande si l’espèce humaine entière sera bientôt à son image. Mon épiderme est encore fragile et inadapté, le bout de mes doigts se fripe affreusement. Pourtant, de quelques gestes balbutiants, j’esquisse un pas de danse natatoire. Avançant du même mouvement, je vois ma voisine flotter devant la fenêtre et je m’élance à mon tour à la conquête des flots ou du monde, les deux éléments devenus similaires. 
Je suis happé par le sombre liquide, je sens sur mon corps le sel dilué dans l’eau, expérience osmotique qui, de façon définitive, fait des poissons mes frères. Le filtre de mes branchies emplit son office à la perfection et je m’aventure vers les grands fonds. Je constate bien que les souvenirs de ma vie humaine s’effacent peu à peu, mais je ne fais rien pour l’éviter ; qu’ai-je d’ailleurs à regretter ? Je croise une accorte daurade, peut-être mon ancienne voisine, mais son œil est aussi vitreux que doit l’être le mien. 
Finalement, je gobe quelques animalcules flottant entre deux eaux, ôte les vêtements qui me restent encore. Mon sang se rafraîchit, ma conscience s’engourdit – les consignes du comité ont la forme mouvante et incertaine d’un poulpe. Mon esprit presque vide est au repos, nulle étincelle n’y affleure sauf une sensation vague mais indélébile, la certitude qu’un jour ma nage me conduira vers la terre ferme et que mes nageoires se transformeront graduellement en pattes, en jambes peut-être. Moi qui ouvre et ferme la bouche à la recherche de proies misérables, je serai le germe d’une nouvelle espèce, la genèse de l’évolution.

mardi 27 mai 2014

Liberté, égalité, muscidé

Dès son éclosion, Georges Lamouche se différencie de ses frères. Il n’est encore qu’un asticot inexpérimenté mais sent d’instinct ce qui le distingue de ses semblables. D’ailleurs, alors que sa parentèle atteint un imago définitif, lui continue à grandir sans se préoccuper du qu’en dira-t-on. Il atteint la taille respectable pour un diptère de sept empans et demi. L’ostracisme dont fait preuve envers lui sa propre espèce le prépare à affronter celle des hommes. 
Il apprend simultanément à parler et vrombir, bilinguisme presque naturel qui lui ouvrira bien des portes. Au lycée, c’est un élève brillant – il remporte haut la main la coupe interscolaire de tennis de table, aidé en cela par ses quatre mains (cette victoire compense sa peur atavique de l’eau qui l’empêche de concourir en natation). Malgré l’opposition de certains parents d’élèves réactionnaires, il dirige le journal estudiantin de l’établissement : « B(u)zzz ». Né simplement La Mouche, il se donne Georges pour prénom, peut-être pour profiter de sa royale influence. 
C’est sans doute ce destin unique qui lui confère un sens aigu de la justice et, surtout, du respect de l’individualité. Il s’engage donc très tôt dans la vie civique, combattant notamment au nom de toutes les minorités, même quand celles-ci le désavouent. Jeune mouche, il connaît une notoriété locale en sauvant un adolescent suicidaire qui s’est jeté du douzième étage : d’un coup d’aile, il le cueille en plein vol et le dépose à terre. Suite à cet exploit, il est élu maire de sa commune et, sous l’insistance des siens, promulgue un édit interdisant de ramasser les crottes de chien. 
Il poursuit une carrière politique mouvementée, semée d’embûches et de détracteurs, jusqu’à atteindre le poste de président du sénat qu’il occupera avec panache en tant que Grand Drosophile. Remarqué par le premier ministre, il intègre son cabinet, serre quelques mains, transmet autant de maladies et obtient rapidement le portefeuille de l’intégration nationale et animale. 
Un bref scandale de coprophilie ne parvient pas à étouffer son influence. Il mène campagne et, malgré les slogans adverses (« Dites m… à la mouche ! », « Une tapette pour la mouche ! »), évince ses rivaux aux élections et devient la première mouche président de la république. Du haut de son mètre cinquante, il est – à une exception près – le plus petit président français, ce qui ne l’empêche pas d’utiliser ses six pattes avec énergie pour le bienfait de ses concitoyens. Il s’attelle notamment à légiférer sur le mariage inter-espèces malgré l’opposition de certains membres de son propre clan. 
À l’aube de ce qui aurait pu être son second mandat, il s’éprend de la blonde actrice Tara Musca ; elle lui donnera une larve qui mourra malheureusement avant de devenir pupe. Cette tragédie accompagne le déclin de sa carrière politique ; il reçoit un colis piégé contenant une plante carnivore et échappe de peu à un attentat au gaz insecticide perpétré par le RAID (Régiment Anti-Insecte Diptère) qui le laisse l’aile pendante et la facette oculaire terne. Il meurt quelques mois plus tard à l’Asile des Invertébrés, pris à parti par un gang de punaises ou, selon certains de ses biographes, étouffé par son ennemi de toujours : Spiderman.

vendredi 23 mai 2014

Mæander

Il l'avait prévenue pour le livre. Maintenant c'était trop tard. De toute façon, il détestait quand Aya prenait le manuscrit sans son autorisation. Qui plus est s’il en manquait le dernier chapitre. Qu’est donc un livre sans fin ? 
Il l’avait donc avertie : « Ce sera un opus captivant. » 
Quel titre vas-tu lui donner ? avait-elle demandé. 
Mæander
Quoi ? 
Méandre en latin… 
Quel titre prétentieux ! 
Mais elle avait commencé la lecture de la première page. À la seconde, sa main avait légèrement tremblé en tournant le feuillet. Dès la troisième, elle était hypnotisée ; comment s’évader de l’espace ténu qui sinue entre les caractères ? 
Il n’y a que dans les films que les personnages foncent tête baissée vers un lieu de terreur spécialement préparé à leur attention. Dans la vie réelle, les gens fuient le noir et décampent dès qu’ils aperçoivent une silhouette suspecte. Ils esquivent la peur, sauf au cinéma, sauf dans les romans. Et la peur, il en connaissait un rayon, c’était même son fond de commerce. Auteur à succès de romans noirs, cela avait de quoi impressionner. Mais pas Aya ; elle avait toujours un avis critique sur ses livres, un avis qui aurait indigné ses aficionados. Leur relation n’avait changé en rien son opinion sur sa littérature entre guillemets comme elle l’appelait. Aya était sans doute le reflet de sa propre face masochiste. Sa petite épine, sa souffrance constante et délicieuse. 
Dans ses romans, les protagonistes eux aussi souffraient beaucoup et, surtout, longtemps avant de mourir. Si lui était masochiste, son lectorat était à coup sûr sadique. 
Il quitta la pièce, laissant Aya s’égarer dans sa lecture. Un titre prétentieux, souffla-t-il en haussant les épaules. Un titre justifié ! Les personnages erraient au long des pages dans un labyrinthe, parfois hérissé de pièges mortels, parfois vide de tout, d’un vide plus angoissant encore. D’autant plus angoissant que peu en réchappaient – il n’octroyait la vie sauve qu’à un seul de ses héros. Uniquement un. Toujours. Le manuscrit n’avait pas de dernier chapitre, aucune page finale dévoilant le nom du survivant. C’était à la fois tragique et exaltant de porter cette responsabilité de vie ou de mort. 
Mæander. Un titre tout sauf présomptueux. Aya s’était déjà perdue dans les méandres de son imagination. Quant au latin, il se justifiait parfaitement. Ce livre serait son chef-d’œuvre, une création archétypale, à l’image des grands canons antiques. Un texte qui ferait date. 
Aya avait tant de fois arboré un air condescendant envers ses précédents ouvrages. Celui-là était différent. Elle l’avait saisi, inachevé, avec sa désinvolture coutumière. Elle savait pourtant qu’il n’aimait pas qu’on lise son texte avant son ultime phrase écrite. Il pourrait aussi décider de ne jamais le finir, pas de terme, pas de dénouement, Aya errant pour toujours entre les pages du dédale. Errant, provisoirement vivante. Il n’avait encore rien décidé. Les personnages ont une vie propre, certains sont si coriaces que même l’auteur peine à s’en débarrasser. Et il ignorait si Aya appartenait à cette catégorie. 
Il rempila avec soin les pages désordonnées du manuscrit. Il était de toute façon trop tard pour se remettre à l’écriture aujourd’hui. Les choses, comme les souffrances, pouvaient attendre ou durer. Il l'avait prévenue pour le livre. Maintenant c'était trop tard.

jeudi 1 mai 2014

Peut-être dans le ciel un corbeau

Comme les autres voyageurs, je suis resté interdit quand le train n’a pas marqué l’arrêt. Il y a eu un moment d’hésitation, puis les commentaires ont fusé à propos de l’incapacité des compagnies ferroviaires. Mais la distance n’est jamais très longue d’une gare de banlieue à la suivante ; chacun l’a attendue. 
Là où la colère est montée, c’est lorsque le train a continué sa course à la gare suivante. Évidemment, sans aucun message du conducteur ! Quelques insultes ont jailli, ainsi que plusieurs portables pour appeler qui son conjoint, qui l’école. Mais alors que les wagons filaient, quelqu’un a fait remarquer que son téléphone ne captait aucun réseau, son voisin a confirmé cette même particularité et, tous, presque dans un ensemble parfait, avons fixé le cadran de notre appareil pour aboutir à la même constatation. 
Au troisième arrêt manqué, un passager plus aventureux a tiré le signal d’alarme, sans plus de résultat. Chacun y est allé de son hypothèse, farfelue, stupide, tragique. Une voix a même évoqué quelque terroriste. Il y a eu un frémissement général, une femme a parlé de ses enfants, je crois que quelqu’un a sangloté au quatrième arrêt, un autre a psalmodié une prière au cinquième. Un estomac a gargouillé et j’ai perdu le compte des gares dépassées, il était l’heure du dîner. Et la nuit s’est progressivement agglutinée autour de notre bolide. 
Tout le monde s’est rassis, certains à même le sol. Le silence s’est installé, chacun s’est regardé, le train paraissait accélérer sa cadence et, à l’extérieur, les bâtiments éclairés se faisaient plus rares, comme si nous abordions peu à peu les franges d’un no man’s land pourvu d’étoiles chiches. 
Une lassitude subite m’a envahi et je me suis assoupi. Impossible de dire combien de temps après je me suis réveillé ; les passagers dormaient et, à la faible lueur du wagon, je ne percevais dans l’obscurité alentours rien qui puisse suggérer une trace de civilisation. J’ai porté machinalement ma main à mon visage, ma joue avait une consistance que je ne lui connaissais pas. J’ai eu un tremblement, regardé mes paumes, puis leur revers, j’ai cru y voir une peau fripée et tâchée, mais peut-être n’était-ce que l’illusion de la fatigue et de la pénombre. Et j’ai sombré à nouveau. 
Le jour a point, j’ai ouvert les yeux, je respirais avec difficulté et mes mains étaient émaciées à l’extrême. Mon reflet dans la vitre m’a renvoyé l’image d’un autre. Et j’ai alors remarqué mes voisins, tous avachis, tous blanchis – je crois même que certains étaient déjà morts. Mon vis-à-vis me regardait également bouche bée et, entre ses lèvres entrouvertes, je voyais les gencives dépourvues de dents. Il tenait encore, serré dans sa main tavelée, son portable obstinément muet. 
Le train poursuivait sa course inexorable sans autre fin que notre terme. Autour de nous, un soleil froid éclairait avec parcimonie la voie ferrée unique sur laquelle nous roulions. Le paysage était plat, uniforme jusqu’à l’horizon, il aurait été difficile de dire si le sol était de terre nue ou d’herbe rare. J’ai vu des étincelles, comme la crinière d’une comète, des étincelles indisciplinées. 
Et peut-être dans le ciel un corbeau.

dimanche 6 avril 2014

Commuer le père

« Réveille-toi ! Tu vas être papa ! » 
Les films d’anticipation sont traversés de machines à remonter le temps. Celles qui projettent dans le futur seraient-elles à le descendre ? Quoi qu’il en soit, le héros voyage loin en amont ou en aval, y effectue son œuvre, parfois de chair, généralement de poing, et revient à son époque aussi aisément que s’il avait passé une semaine dans le Morbihan (ou la Drôme). 
« Mais réveille-toi ! » 
Je n’ai pas voyagé si loin – d’ailleurs, j’habite déjà le Morbihan – trois décennies tout au plus, une bonne génération, une autre époque. Il me faut plusieurs minutes pour faire la mise au point sur la main qui secoue mon épaule, le bras qui s’ensuit, le visage peint d’excitation. 
Maman… ? 
Elle se méprend sur le sens de mes paroles, heureusement. 
« Bien sûr que je vais être maman ! » Le soleil irradie de ses cheveux, des lumières s’en échappent, décorent la chambre comme une boule à facettes. Elle prend ma main et la pose sur son ventre encore plat, une main aux doigts carrés, une main à la peau mate que je ne reconnais pas. Sauf la chevalière caractéristique de l’annulaire, une chevalière que j’identifierais entre mille, celle de mon père. Autre temps, autre corps. 
Elle prend ma main et la pose sur son ventre, elle porte une nuisette courte, très courte et très fine, d’un beige proche de sa carnation. On n’imagine guère sa mère dans une telle intimité, sauf en y mettant le doigt - littéralement. Ce qu’elle fait en dirigeant l’annulaire enchevaliéré entre ses jambes. 
Je retire ma main vivement. « Maman ! » 
Mais c’est trop tard, elle rit de son nouveau statut de mère, pas de risque me souffle-t-elle, le fœtus est encore minuscule, il ne sentira rien. Déjà ses yeux brillent d’un éclat de stupre universel, sa bouche s’entrouvre. À mon effroi, elle pose ses paumes sur ma poitrine et les déplace progressivement, sensations à descendre le temps, comme les machines. Temps qui se suspend mais refuse obstinément de s’inverser. 
On a raison de dire que les hormones de la grossesse ont une influence enthousiaste sur la libido féminine. Chez l’homme, elles peuvent produire deux effets divergents : un blocage né de la contrepartie de l’excès ou, au contraire, une concupiscence similaire. Mon esprit adopte le premier comportement. Il se fige, mes yeux fixent tétanisés la langue de ma mère qui s’approche de ma peau. Elle va finir par croire que je ne veux pas de cet enfant ; Papa a pourtant toujours été ravi de mon arrivée. 
Mon esprit adopte donc ce comportement mais ma chair le trahit. Je sens des titillements l’envahir, à mon corps défendant pourrais-je dire, mon cerveau se dissout dans mes terminaisons nerveuses, la brume y règne, fumée d’héroïne, illusion de plaisir. 
La main à la chevalière qui serrait si fort son bras me désobéit, amorce un trajet sur sa hanche et au-delà. Je ne me suis pas réveillé dans mon lit et aucun professeur fou ne m’a rapatrié par erreur dans la Drôme ; ma main a continué son mouvement, et la sienne s’est refermée sur moi, aussi emmanché qu’un héron. Qui ne serait euphorique à l’idée de devenir père ?

lundi 17 mars 2014

Soutane

C’est lorsqu’a commencé l’homélie que le processus s’est enclenché. Peut-être quand le prêtre a évoqué la douceur du péché - à moins que ce ne soit la douleur… Je l’ai également entendu parler d’encourager les pécheresses, je pourrais le jurer sur la Bible ; et des Bibles, il y en avait autour de moi, presque entre chaque main. Et s’il s’agit de simples missels, je ne veux pas le savoir ; qui s’aventurerait à jurer sur un missel ordinaire ? 
Le charme des vieilles églises tient souvent à peu, et celle-ci ne fait pas exception. On y remarque surtout, surmontée d’un abat-voix ouvragé, sa chaire antique - et son curé. Parce que pour être curé, il n’en est pas moins homme, et un bel exemplaire. Du haut de sa cathèdre, exhortant la foule des fidèles, houspillant celle des infidèles, il agite ses mains aux doigts carrés, parfois avec vigueur, parfois avec tendresse. Sur le noir de sa soutane, leur forme se dessine avec précision et, malgré moi, je ne peux m’empêcher de les imaginer courir sur mon corps, caresser mon buste à travers mon pull, descendre prudemment jusqu’à ma jupe. Il n’y a plus de distance entre moi et la chaire ; chacun boit ses paroles mais je suis la seule à les ressentir aussi littéralement. 
Un rayon de soleil a traversé les vitraux, colorant d’un rouge profond la partie gauche de son visage, obligeant le prêtre à cligner de l’œil - l’intensité de ses œillades ne fait qu’accentuer ma confusion. Je n’entends plus ses mots mais les mouvements de sa bouche sont explicites et je ne doute plus qu’il partage mes sentiments. Tout son discours n’est qu’un message crypté à mon endroit, un message duquel est exclu le vulgum pecus. Le bas de son corps disparaît derrière la cuve de la chaire et, à défaut de le constater de visu, je ne peux que soupçonner ce que cache sa soutane - rien de plus que ce qu’elle aurait camouflé chez n’importe quel homme, mais rien de moins non plus. 
C’est ce rien de moins qui m’arrache un cri. Je sors de ma transe, tous les yeux sont posés sur moi, y compris les siens. Le silence d’ennui qui traîne dans les églises s’est transformé en silence de stupeur. Et c’est là que je constate qu’en plus de pousser de délicats gémissements à mon corps défendant, mes mains caressent furieusement ma poitrine. Je me demande même si je n’ai pas un filet de bave aux commissures, toutes mes lèvres sont humides, ma peau chauffée d’émotion malgré la fraîcheur de l’endroit. 
Le prêtre a interrompu son homélie - par pure provocation, sur un second passage citant les pécheresses susmentionnées - et le sol s’ouvre sous mes pieds. Je m’enfonce peu à peu dans la terre. Mes mains ont cessé leurs mouvements circulaires mais restent figées sur mes seins. Les regards suivent ma descente, agrémentés d’un mutisme lourd. Le rouge de la honte se mêle à celui du désir. Le sol se referme au-dessus de ma tête, je ne sais si j’ai perdu ou retrouvé la foi mais je n’ai qu’une idée en tête, une idée sacrilège et délicieuse, celle de me glisser sous la sombre soutane. Et tant pis si mon activité m’empêche d’entendre clairement les mots de l’homélie, sans doute en jaillira-t-il l’esprit.

mercredi 12 mars 2014

Qui conquit la toison

D’abord, je t’ai menti. Mais si peu ! Effectivement, il y a eu Clotilde - de façon brève, presque anecdotique. Clotilde aimait trop les bijoux. Et mon banquier détestait les bijoutiers. Équation à multiples inconnues qui a conduit à notre rupture. Concède que si je ne t’avais pas confessé cette incartade, tu ne te serais aperçue de rien. Faute tue n’est jamais sue, dit-on ; j’aurais pu faire mien ce proverbe de bon sens… Alors que de cette erreur pourtant avouée, tu n’as jamais su me pardonner, ni à moitié, ni même au quart d’ailleurs. 
Pourtant, de tes propres péchés je t’ai absoute. Était-ce une manière de rétorsion ? Était-ce pure vengeance que ce Clovis que j’ai retrouvé dans tes bras ? Lui !? Lui, sous mon toit ! Lui dans mon propre lit ! Lui sur ta peau, ou dedans ! Je n’ai pas tant été choqué par la position dans laquelle je vous ai découverts, que par sa moustache, une moustache rousse et démesurée. Toi qui me voulais toujours glabre, arguant le soi-disant inconfort que provoquait ma barbe. Et cette couleur rousse, presque identique à celle du chat ! Aussi, chaque fois que je vois Clotaire traverser l’appartement, chaque fois que je le nourris de croquettes, son pelage, qui autrefois me charmait, m’horripile. 
Mais j’ai passé l’éponge. Sans doute est-ce cela l’amour, cet amour aussi ridicule que stupide qui me ravale au rang d’un abruti harlequinesque. 
Mais j’ai passé l’éponge et elle est devenue rouge. Pourtant, je n’avais pas frappé fort ; Ou si peu, comme le mensonge. Ton corps adoré ne bougeait plus guère, mais ta poitrine se soulevait encore, régulièrement. Ta poitrine délicieuse que les poils roux de Clovis avaient souillée. L’amour n’est que le pépin d’une figue… Ne serait-il également qu’un téton de ton sein ? Ton sein taché d’un amant rousseau et de quelques traces de sang. Ton téton déplacé par ta respiration, en haut, en bas, haut, bas, hypnotique. Malgré la position étrange de tes membres, tu vivras. Tu vivras pour d’autres Clovis, d’autres roux avec ou sans moustache, d’autres roux peut-être bruns qui sait. Ou blonds. Tu vivras, transportant ta trahison et mon incommensurable amour qui n’a fait qu’ébaucher ta fin. 
Clotilde, Clovis, Clotaire, tous se mélangent. Ils se mêlent l’un à l’autre, femme, homme, animal, chacun empruntant à l’autre quelques particularités, quelques attributs. Deux d’entre eux ne partagent-ils pas la même couleur ? Pourtant, Clotilde n’était pas rousse ni n’avait de moustache… Tout bien considéré, le rouge du sang, même en partie absorbé, est d’un coloris trop cru, trop franc - et entre nous, plus de franchise, sauf celle de l’amour peut-être, et des coups. 
Clotilde ! Clovis ! Clotaire ! Comme je vous hais ! Vous, et vos séides cupidons ! J’ai déjà jeté le chat par la fenêtre, il retombera sur ses pattes, éventuellement. Quant au cadavre de Clovis, il continuera de dégoutter, car pour lui je n’aurais jamais eu assez d’une éponge. J’ai jeté le chat par la fenêtre et je vais bientôt suivre son exemple. Je retomberai moi aussi peut-être sur mes pieds, je l’ai toujours fait. Il faut dire que je n’ai jamais été encombré de poils roux. Ni de moustache.

mardi 11 février 2014

S'enraciner

Le portail s’est ouvert et le sol a pris une consistance inattendue. L’asphalte s’enfonçait légèrement sous mes pieds, si peu pourtant que je n’étais pas certain de ne ressentir que l’amorti de mes semelles. 
J’ai fait un pas, puis deux, quelques uns encore et la sensation s’est accentuée. Je me suis déchaussé, l’asphalte que je connaissais ferme, rugueuse et inhospitalière a épousé la forme de mon pied. Avec exactitude. Presque amoureusement. Le contact était frais, les aspérités des caresses, brindilles ou fourmillements. 
À chaque enjambée supplémentaire, le moelleux a crû, et j’étais si concentré sur ce phénomène, le regard sans cesse tourné vers le sol, que je n’ai même pas remarqué la disparition progressive des constructions. Quand j’ai relevé la tête, il n’y avait plus rien autour de moi et, à perte de vue, de l’herbe, de l’herbe sans fin. J’étais noyé au cœur d’une prairie sans limite mais, au lieu de l’angoisse que l’on pourrait imaginer, j’éprouvai un sentiment indescriptible. J’étais unique, l’herbe ne m’engloutissait pas puisque j’en étais le seul élément vertical. Au contraire, j’étais axe, pivot, dieu peut-être. 
Puis mon ouïe a dépassé les frontières de l’infini, et j’ai entendu le bruissement un milliard de fois démultiplié des insectes qui s’affairaient au milieu des herbes minuscules, chatouillant de leurs pattes innombrables les élans de chlorophylle. Ainsi étaient-ils, légion, comme dans le décompte biblique, courant après leurs œuvres microscopiques. Je crois bien qu’en faisant effort j’aurais pu percevoir également le fouissement des lombrics et autres vers. Mais le vent a soufflé, détourné mon attention. Il s’est engouffré dans mes cheveux avec tant de naturel que je ne savais dire s’il s’agissait d’une caresse ou d’une gifle. Il a frôlé mes paupières et m’a arraché quelques larmes, aussi menues que la faune du sol. 
C’est à ce moment que j’ai senti mes orteils s’étendre, s’enfoncer, s’enfouir encore, profondément.

dimanche 12 janvier 2014

Phalanges break

D’abord je n’ai pas prêté attention au léger cliquetis (un faible tic ! et encore, à peine) presque couvert par le bruit de la serviette frottant mon dos. En posant mon pied hors de la baignoire, j’ai senti une piqûre discrète. Fiché dans ma plante, un ongle que j’ai retiré d’un coup sec, outch ! un ongle entier. J’ai cru que les gouttes de sang provenaient de la coupure puis me suis rendu compte que mon auriculaire gauche perlait de rouge. Le cerveau humain est fait de telle façon qu’il cherche toujours une explication rationnelle à toute chose : j’avais moi-même arraché mon ongle en m’essuyant, la vapeur bouillante de la salle de bain ayant certainement fait office d’anesthésiant. Un pansement et hop ! on n’en parle plus. 
C’est en diluant une cuiller de miel dans mon thé que le plouf de mon index tombant dans le bol m’a alerté. J’ai fixé ma main au doigt sectionné, bouche bée - curieusement, je ne ressentais aucune douleur, mais mon petit-déjeuner était irrémédiablement gâché. J’ai épongé tant bien que mal le sang qui a joliment coloré une bonne douzaine de mouchoirs en papier. 
Sans être alarmiste, j’ai tout de même pris rendez-vous chez mon médecin qui est resté sans diagnostic précis et, surtout, sans voix lorsque mon pouce gauche s’est spontanément détaché sur son bureau. J’ai bien cru qu’il allait tourner de l’œil. Il m’a expédié manu militari aux urgences de l’hôpital en maugréant contre les traces sanguinolentes que j’avais laissées sur sa moquette. Tout à sa mauvaise humeur, il ne m’a même pas rendu mon doigt perdu. Quant à l’urgentiste, il n’a guère été plus prolixe et, après une série de euh hésitants, a émis l’hypothèse d’une nécrose spontanée, maladie sans doute diafoiresque. 
Je suis donc rentré chez moi avec de plus en plus de questions mais de moins en moins de doigts (j’en perdis un dans le bus et un second dans la rue où je dus me battre pour qu’un caniche ne le dévore pas). J’ai d’ailleurs eu le plus grand mal à tourner la clef dans ma serrure… 
Puis la nuit est tombée et la chute digitale a cessé, comme un automne craignant la pénombre. Les tissus avec lesquels j’épongeais le sang avaient fait leur office et j’ai enfin pu quitter la baignoire dans laquelle j’avais trouvé refuge - je ne tenais pas à souiller tout l’appartement ; je détestais déjà passer le balai espagnol, mais avec six doigts au lieu de dix… J’observais mes mains : la présomption de nécrose me semblait sans fondement car il n’y avait ni la coloration noirâtre ni l’épouvantable odeur qui l’accompagne d’ordinaire. 
Finalement, j’ai cuisiné mon dîner avec tant d’habileté que je n’étais pas loin de penser que les doigts à la dizaine sont presque surnuméraires. Je me suis donc couché, quelque peu rasséréné, bien décidé cependant à appeler mon médecin dès le lendemain pour récupérer mon dû. 
Je me suis réveillé sitôt après l’aube. J’avais la bouche totalement déshydratée. Je me suis levé - un peu brusquement peut-être, ceci expliquant sans doute cela, pour aller prendre un verre d’eau. Mon bras s’est emmêlé dans les tortillons du drap : shfffritchhhh…

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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