Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

lundi 7 juillet 2014

Alma mater

Chacun son père Fouettard. À ma cousine qui habitait les Alpes, ma tante racontait que l’Ours-Montagne viendrait la corriger si elle ne se comportait pas correctement. Évidemment, personne ne croyait vraiment en la bestiole en question, mais ma cousine elle-même avait une fois vu une empreinte qui aurait bien pu appartenir à un ours lourd comme une montagne… 
Quant à moi, j’habitais une petite rue perpendiculaire à celle d’Alésia. Ici point de mammifères plantigrades ; les légendes s’adaptent à leur environnement. Enfant, ma mère prévenait mon exubérance en me menaçant des mâchoires d’un immense crocodile qui aurait hanté les égouts parisiens. À ses dires, l’animal était bien nourri, avalant sans discernement rats, égoutiers et enfants dissipés. La bête rodait dans les rues, se faufilait par les bouches d’égout. Ledit crocodile avait établi son quartier général vers le Pont de l’Alma, lieu qui me semblait trop loin de l’appartement pour représenter quelque danger. Ma mère, toujours pleine d’à-propos, me fit remarquer, plan de Paris à l’appui, qu’une ligne droite reliait l’Alma et notre domicile, via la gare Montparnasse. Pour un peu, le crocodile n’aurait eu qu’à prendre le métro. 
En dernière année de primaire, l’institutrice organisa une visite éducative… aux égouts de Paris – entrée sise près du pont de l’Alma. J’en descendis donc les innombrables marches avec circonspection, ayant pris soin de ne pas être le premier de la file indienne, au cas où l’ennemi serait tapi, prêt à bondir gueule ouverte sur le chérubin de tête. À mon soulagement mêlé de suspicion, l’animal ne se montra pas – pour tout dire, je ne vis pas même un rat. 
Plus tard, je pris plus amples renseignements : un crocodile ne pouvait tout simplement pas vivre dans les égouts, le délicat reptile avait besoin d’une eau de meilleure qualité. Bref, je découvris la notion d’écosystème – et la déception. On m’aurait menti, ma mère aurait cru à des fariboles, contes à dormir debout qu’elle m’aurait transmis. Ignorance ou duplicité de sa part ? Impossible de le dire mais je ne pouvais accepter ni l’une, ni l’autre. 
Mais mes doutes sur l’honnêteté (ou la naïveté) maternelle disparurent un beau jour. La une des quotidiens l’annonça : « Le cadavre d’un SDF retrouvé à moitié dévoré place de l’Alma ! ». La nouvelle fut reprise au journal télévisé, on fit l’inventaire des animaux sauvages qui auraient pu s’échapper de zoos ou cirques, en vain. Quelques zoologues spéculèrent sur la nature de l’animal assassin, la photo du corps mutilé fit le tour d’internet, les commentaires allaient bon train. Quant à moi, je fis rapidement l’équation : Alma + morsures = crocodile. Mon crocodile ! D’ailleurs, le lendemain découvrit une nouvelle victime en la personne d’une jeune touriste coréenne. Mon enfance refaisait surface et, avec elle, sa peur jubilatoire et l’image de ma mère, penchée sur mon lit. 
Les macchabées se sont succédés, encore et encore, presque quotidiennement. Mais pas ce soir. Je me suis foulé la cheville en dérapant sur les rebords glissants de l’égout. Aujourd’hui, ma panoplie de crocodile restera dans le placard. Je vais peut-être en profiter pour la passer à la machine ; l’odeur est épouvantable.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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