Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

mercredi 10 avril 2013

Férir (JPH n°156)

Jeu littéraire du forum À vos plumes - écrire un texte incluant un téléphone sonnant en pleine nuit, et ce au milieu du texte (à une centaine d'espaces près), élément qui devra être inattendu et jouer un rôle important dans le texte. 

J’avais imaginé que l’oubli viendrait, à la manière des objets trouvés sur lesquels le possesseur perd tout droit après un an et un jour. Mais l’année s’était écoulée, l’image de Luka ne s’était pas estompée – à force d’être étouffée, elle prenait même une ampleur qui occupait tout l’espace, tout mon espace. 
J’avais attendu un an sans qu’il me donnât aucune nouvelle, ni lettre, ni appel, il aurait aussi bien pu être mort. Puis ce jour supplémentaire, ce jour de trop, et s’il n’était pas mort, je le serai sans doute bientôt. J’avais longuement réfléchi au moyen d’en finir mais, il fallait l’avouer, j’étais lâche, j’avais peur de souffrir. J’avais pensé à la défénestration mais la chute aurait désarticulé mon corps, irrémédiablement, ce corps que Luka aimait, à sa manière. Finalement, la violence m’était étrangère, sauf peut-être celle que je m’infligeais maintenant, sauf peut-être celle dont Luka faisait preuve, autrefois. Mélanger les médicaments jusqu’à obtenir une dose létale avait été d’une déconcertante facilité. Les avaler également, comme si cela avait été fait par quelqu’un d’autre. Bien sûr, j’avais la bouche un peu pâteuse, l’esprit également. 
Je ne souffrais pas, dans ma chair du moins, je plongeais peu à peu dans une tranquillité sombre, sans doute parce que la nuit était tombée et que je n’avais plus l’énergie nécessaire pour m’extirper du canapé et allumer la lumière. Après tout, l’obscurité convenait parfaitement à mon état, je pourrais peut-être m’agripper à quelque étoile. 
Puis j’entendis cette mélodie ; je crus d’abord que je rêvais mais c’était bien la sonnerie de mon téléphone, cette sonnerie personnalisée qui ne réagissait qu’à son appel. Je tendis la main vers l’appareil, posé sur la table basse, à moins d’un mètre, ce mètre comme un infranchissable obstacle. Il me sembla que mon bras n’avait pas même bougé, mon corps pesait plus lourd qu’un cercueil, il demeurait collé au canapé, alourdi de sommeil. La sonnerie cessa, dans le silence qui suivit j’imaginai la messagerie se déclencher et Luka y graver sa voix. 
Comment m’extirper de cette narcolepsie ? Mon esprit ne fonctionnait déjà plus guère, il suivait le cours d’un fleuve visqueux, sans échappatoire. Puis la sonnerie retentit à nouveau, le même air, le visage de Luka apparut, je sentis ses mains sur moi, ses mains fortes, trop fortes parfois. À nouveau je ne pus bouger ; d’après Luka, j’avais toujours été faible, à raison, je n’avais pas la force de tendre le bras vers lui, une simple pression sur le téléphone aurait pourtant suffi. Malgré la brume, je percevais l’ironie de cet appel advenu trop tard, d’un rien, d’un rien démesuré, mais le sommeil m’empêcha même d’en sourire. 
 J’entendais encore la mélodie mais je n’aurais su dire s’il s’agissait ou non du fruit de mon imagination. Si Luka avait été présent, il aurait pris les choses en main, je connaissais ses coups, ils avaient toujours été des électrochocs, ils auraient été les bienvenus aujourd’hui, ils auraient mis fin à mon inertie. La musique m’accompagnait, elle envahissait la pièce, recouvrait le canapé ; derrière mes paupières, il faisait totalement nuit, sans plus d’étoiles, sauf celles de la mélopée lancinante et brutale de Luka.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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