Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

dimanche 6 avril 2014

Commuer le père

« Réveille-toi ! Tu vas être papa ! » 
Les films d’anticipation sont traversés de machines à remonter le temps. Celles qui projettent dans le futur seraient-elles à le descendre ? Quoi qu’il en soit, le héros voyage loin en amont ou en aval, y effectue son œuvre, parfois de chair, généralement de poing, et revient à son époque aussi aisément que s’il avait passé une semaine dans le Morbihan (ou la Drôme). 
« Mais réveille-toi ! » 
Je n’ai pas voyagé si loin – d’ailleurs, j’habite déjà le Morbihan – trois décennies tout au plus, une bonne génération, une autre époque. Il me faut plusieurs minutes pour faire la mise au point sur la main qui secoue mon épaule, le bras qui s’ensuit, le visage peint d’excitation. 
Maman… ? 
Elle se méprend sur le sens de mes paroles, heureusement. 
« Bien sûr que je vais être maman ! » Le soleil irradie de ses cheveux, des lumières s’en échappent, décorent la chambre comme une boule à facettes. Elle prend ma main et la pose sur son ventre encore plat, une main aux doigts carrés, une main à la peau mate que je ne reconnais pas. Sauf la chevalière caractéristique de l’annulaire, une chevalière que j’identifierais entre mille, celle de mon père. Autre temps, autre corps. 
Elle prend ma main et la pose sur son ventre, elle porte une nuisette courte, très courte et très fine, d’un beige proche de sa carnation. On n’imagine guère sa mère dans une telle intimité, sauf en y mettant le doigt - littéralement. Ce qu’elle fait en dirigeant l’annulaire enchevaliéré entre ses jambes. 
Je retire ma main vivement. « Maman ! » 
Mais c’est trop tard, elle rit de son nouveau statut de mère, pas de risque me souffle-t-elle, le fœtus est encore minuscule, il ne sentira rien. Déjà ses yeux brillent d’un éclat de stupre universel, sa bouche s’entrouvre. À mon effroi, elle pose ses paumes sur ma poitrine et les déplace progressivement, sensations à descendre le temps, comme les machines. Temps qui se suspend mais refuse obstinément de s’inverser. 
On a raison de dire que les hormones de la grossesse ont une influence enthousiaste sur la libido féminine. Chez l’homme, elles peuvent produire deux effets divergents : un blocage né de la contrepartie de l’excès ou, au contraire, une concupiscence similaire. Mon esprit adopte le premier comportement. Il se fige, mes yeux fixent tétanisés la langue de ma mère qui s’approche de ma peau. Elle va finir par croire que je ne veux pas de cet enfant ; Papa a pourtant toujours été ravi de mon arrivée. 
Mon esprit adopte donc ce comportement mais ma chair le trahit. Je sens des titillements l’envahir, à mon corps défendant pourrais-je dire, mon cerveau se dissout dans mes terminaisons nerveuses, la brume y règne, fumée d’héroïne, illusion de plaisir. 
La main à la chevalière qui serrait si fort son bras me désobéit, amorce un trajet sur sa hanche et au-delà. Je ne me suis pas réveillé dans mon lit et aucun professeur fou ne m’a rapatrié par erreur dans la Drôme ; ma main a continué son mouvement, et la sienne s’est refermée sur moi, aussi emmanché qu’un héron. Qui ne serait euphorique à l’idée de devenir père ?

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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