Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

samedi 25 décembre 2010

Par vent violent - 13 (Épilogue)

Doucement, je longe la rive – la barque est restée loin derrière, point infime, point de mire, à peine.
Doucement, je penche mon visage vers l’eau, le reflet se trouble, comme le vent, comme la tourbe qui mon cœur envahit. De toute terre ne naîtrait-il pas quelque événement ? Événement de larmes, événement de liesse, éventuellement.
Jamais je n’ai su faire de ricochets, la pierre toujours coulait à l’endroit du premier rebond. Jamais je n’ai pu, et toujours j’ai jalousé ta facilité, toi qui multipliais les impacts sur la surface de la rivière, au plus profond des âmes, en méandres évidemment tortueux, souvent lascifs. Mes cailloux plongent vers le lit torrentueux, mon corps suivrait-il le même chemin ? Une simple éclaboussure en marquerait la fin, peut-être, si le courage ne me manquait.
J’oblique vers le septentrion, inexorablement m’éloigne de la chaleur du sud. Pourtant, la vie s’y trouve sans doute, prise dans les glaces, seulement ralentie, n’attendant que le brasier de mes paumes et – espérons-le ! – celui de mes baisers.

mercredi 22 décembre 2010

Météore (JPH n°100)

Texte à consigne du forum À vos plumes sur le thème "Il y a 100 ans, en 1910". Devaient également être inclus les homonymes suivants de 100 : sans, s'en, sens ou sent (du verbe sentir) et sang.

J’aime Duncan, ses yeux, sa peau, tout en lui.
J’aime Duncan et il me méprise ; jamais ses regards vers moi ne se tournent, jamais sa voix ne s’immisce à mon intention. Son corps entier illumine – comète, traînée incandescente – ses ondulations en charment d’autres, son odeur aucunement ne m’appartient.
Ô Cieux, rendez-moi justice, soyez à l’image de ma passion ! Conduisez Duncan dans ma maison, qu’il y pénètre, qu’il s’y installe, qu’il y trône ! En majesté, car je veux l’idolâtrer, telle une esclave, sans limitation aucune, je veux ramper à ses pieds, je suis prête à tout.

J’aime Duncan, ses mots, ses phrases, ses intonations.
J’aime Duncan et, si j’en suis éprise, jamais ses mains ne se referment sur moi, jamais ses doigts ne comptent le nombre de mes désirs. Ses gestes ondulent, ses mouvements écorchent mes lèvres, petits stigmates du dédain. Son aura est un soleil – et c’est un poncif navrant – qui brûle tout à proximité et moi, calcinée, l’épiderme croûteux de son feu, je dépéris, je deviens folle, je me cogne contre un mur, encore et jusqu’au sang, comme une mouche épileptique.
Ô nuit, étends tes ombres sélènes sur moi, sur nous enfin ! Il s’en faudrait de si peu pour que ton intercession me comble, rapproche-le de moi, étreins-moi de son contact, de haut en bas, partout où la chair quémande !

J’aime Duncan, son inconséquence, son mépris, sa froideur même.
Ô Nyx, porte-moi dans tes bras, que je m’y love telle une enfant. Ô Nyx, fais parvenir jusqu’à moi un signe patent de mon destin et, malgré les obstacles, je m’obstinerai jusqu’au cœur de Duncan, quitte à l’en extraire sanguinolent de ma main avide.
Et là, soudainement, l’astre étincelant me hèle, le ciel enténébré se déchire d’un joyau clair qui le traverse de sa multitude, qui m’émeut. La lumière métamorphose la nuit, en éclaire les moindres recoins, embrase mes tréfonds, y transfigure l’image de mon amant. Il sera mien, les Cieux m’en sont témoins, les Cieux nimbent de leur clarté son visage et je sens poindre enfin un épilogue de jouissance.
J’aime Duncan et sa vie m’appartiendra.
J’aime Duncan, son existence, son corps, son sexe même. Et si nous avons un fils, nous le nommerons Halley.

lundi 13 décembre 2010

Le monde selon Mathusalem

Dans un siècle, j’aurai deux cent quatorze ans ; encore cent années de torture et de vie, et peut-être plus encore. La nature – cette exécrable ennemie – m’a doté d’une santé parfaite, d’un esprit vif, d’une mémoire alerte et d’une unique ignominie, l’anageria. Maladie rarissime, sans doute singulière, assurément extravagante : je ne vieillis pas, ou peu s’en faut, si lentement que les décades ne sont pour moi qu’années. Je suis condamné à une presque éternité, du moins à l’aune de la misérable existence humaine.
J’ai vu la science se ruer sur mon corps, en extraire le sang, en analyser le génome, tout cela en vain. Mon asénescence irrésolue ne saurait m’être ôtée, mon martyre s’écoule seconde après seconde avec une horripilante lenteur et la jalousie de tous. Lorsque j’étais tout jeune encore, je n’avais pas plus de cinquante années (et quelques poussières… l’anageriaque ne serait-il pas également sujet à la coquetterie ?), le dépit des simples mortels m’a failli coûter la vie et, bien que je la comptabilise parcimonieusement, elle m’apparut alors précieuse. J’ai fui les insultes, j’ai dévié les regards envieux, j’ai évité les pogroms, j’ai changé d’identité, encore et encore. Mes personnalités apparentes se succèdent, toutes différentes, je m’approprie des noms, et toujours ces mille images se heurtent à ma pensée comme autant de souvenirs de décennies fugaces.
J’ai pris femme, j’ai enfanté ; mon épouse est morte décatie quand j’étais un jeune homme, mes enfants d’adultes sont devenus vieillards et sous mes yeux désespérés sont morts, dans mes bras bercés de sanglots j’ai caressé leurs cheveux blancs, leurs rides amères, moi qui, comme un dieu pathétique et éternel, jouait de mon corps sans cesse agile. Et le rire s’est transmuté en larmes ; depuis dix ans, vingt ans, cent ans, les minutes sont soixante pleurs, impossibilité de l’oubli, pleurs dont le sel ravinerait mes joues si j’étais un homme de chair mortelle. Mais ma peau lisse me nargue car, tel un Narcisse inversé, je ne rêve que de voir mon reflet se faner, j’aspire aux flétrissures de l’âge, tous ces petits signes délicieux. Je veux éprouver la paresse des muscles, la courbure des os, les douleurs de la vieillesse. Mais peut-être serai-je dans le futur exaucé, qui sait si cette tare inique ne m’octroiera pas une sénilité aussi intense et longue que l’est ma vie ? Des dizaines d’années, des siècles d’arthrose, de décrépitude, de déliquescence des tissus. Et plus que tout, de solitude, moi qui ne peux m’apparier sans souffrance ni séparation. Et pourtant, qui de vous ne souhaiterait ma place malgré mes mises en garde et mon évidente déréliction ?
Dans un siècle, j’aurai deux cent quatorze ans ; si seulement la longévité m’avait apporté quelque sagesse… Mais de discernement point et je sens sourdre en moi le courage qui m’avait jusqu’alors fait défaut. Les choix sont multiples afin que cesse enfin mon exaspérante agonie : le poison, le fusil, la défénestration, que sais-je encore ? Difficile de trancher, j’atermoie toujours, il me faut le temps d’une mûre réflexion, encore un jour, peut-être une année, pourquoi pas un siècle ?

samedi 11 décembre 2010

Voilà

Viola a été violée. Voilà le voile, le voile enlevé qui voit la vie volée. Violentée, elle veut laver son désaveu – vainement.
Les vilains vont et viennent, la vilenie au ventre, visant la vivante Ève qui vivra avilie. Ils l’avachissent, ils la vautrent. Elle voudrait vivre, elle veut voleter de villes en vallées, lavée de la veulerie. La lave violente la vise, l’envie de vomir évince son éveil, évidemment. Le levain de la vengeance se lève, il va livrer les loups velus, les larves involuées qui la visèrent. Mais les lèvres sont closes, les siennes, les leurs, vivement l’oubli scellé en son sein !
Viola avale la digitaline, elle incise ses veines, s’envole sur le voilier du vent.
Viola a été violée. Voilà.

vendredi 26 novembre 2010

Épiderme (troisième apostille de Vent violent)

Ton ongle écorche la surface, mes nerfs se révulsent, ma peau se love, amoureusement.
Ton bras entoure le mien, guide avec gourmandise ma main vers des buts possibles, de noirs horizons et autant de résolutions. Chair, toutes chairs confondues, suspension du derme, petites traces délicatement posées sur ta poitrine, sur la mienne, sur nos corps tout pareils, si différents.
Marées, commandez nos sucs ! Menez nos hormones !
Ton ongle écorche la surface de ma peau ; douleur, douceur.

lundi 22 novembre 2010

Chien stupide (JPH n°98)

Jeu littéraire à consignes du forum À vos plumes : écrire un texte où apparaît un aveugle et dont le premier et le dernier mot sont identiques (ce même mot ne peut être répété dans le texte).

Feu mon père nous laissa en héritage, en plus de sa cave dont le nombre de bouteilles vides dépassait de loin celui des pleines, son chien, un corniaud aveugle – et stupide, lui-même le disait. Et parce qu’il appréciait autant l’alcool que la littérature, il baptisa la pauvre bête Fante, en hommage au célèbre écrivain qui avait discouru avec le talent que l’on sait sur la bêtise de son propre animal.
Si Fante était d’une crétinerie sans nom, il aimait son maître avec passion et force léchouilles. À cause de leur étroite promiscuité, mon père emportait partout avec lui ce remugle canin caractéristique fait de poil mouillé et de bave parfumée à la viande de mauvaise qualité. Cette odeur épouvantable était en quelque sorte, à en croire mon père, sa façon de rendre au chien son affection. Et d’affection, Fante en débordait à tel point que, lorsque les employés des pompes funèbres voulurent emmener le corps de mon père, le molosse habituellement inoffensif s’en prit à eux avec une rage incontrôlable ; ils y laissèrent, pour l’un un morceau de pantalon, pour l’autre une tranche de mollet découpé à l’arraché. Pour circonscrire toute velléité de plainte de la victime, notre famille dut se résoudre à payer l’incinération prévue au prix d’un enterrement de première classe.
C’est ainsi que l’urne trônait crânement sur le manteau de la cheminée du salon et, chaque fois que je m’en approchais, je m’étonnais qu’elle ne dégageât pas la puanteur canine dont mon père avait fait l’une de ses caractéristiques. Fort heureusement, Fante palliait ce manque olfactif et le fumet qu’il répandait partout – fumet que tout autre que moi eût regardé avec répulsion – m’émouvait particulièrement. Le chien, quant à lui, occupait une grande partie de ses journées à l’immobilité, le nez pointé vers l’urne dans une cécité confiante ; peut-être son odorat surfin détectait-il quelques traces de la pestilence passée ?
À la tombée du jour, Fante se couchait immanquablement au même endroit, le museau face à la fenêtre qui s’ouvrait vers l’ouest, la queue vers la cheminée. Le soleil qui rougeoyait se reflétait dans ses yeux opaques, les colorant d’érubescence, lui donnant un regard fou, digne de l’enfer d’un Dante paronyme. Ainsi posé, le corps du chien semblait être un intermédiaire entre la lumière, fût-elle déclinante, et les cendres paternelles et l’on eut pu gloser longtemps sur les intentions canines et l’éventualité qu’il fût une sibylle velue – où les êtres hors normes sont souvent considérés comme simples d’esprit. Toujours est-il que cet embrasement oculaire formait deux cercles vifs qui redonnaient lustre à son poil sombre et terne. Aussi, chaque soir, je m’asseyais près de Fante, je caressais avec vigueur sa fourrure, portais mes doigts à mes narines, inspirais profondément et, comme une drogue mémorielle, l’effluve infect se répandait, titillait mes neurones, illuminait mon cerveau ; par alchimie synesthésique, l’odeur devenait image, celle de mon père qui s’installait à mes côtés, puant mais vivant, à nouveau dévoré d’alcool et de feu.

jeudi 18 novembre 2010

Savinienne auréolée de blancheur - 18

Savinienne se presse contre moi, les yeux alternativement ouverts et clos, la fatigue l’envahit, une fatigue teintée de paresse et d’abandon.
Elle penche sa tête, presque en ralenti, pose avec délicatesse son visage sur mon bras, succombe à l’affection. Son poids est celui d’une plume, son attente celle d’un océan.
Je caresse ses cheveux, tendrement, elle sourit, extase de l’âge. Je caresse ses cheveux, quelques fils blancs se détachent, entremêlés à mes doigts.

mardi 16 novembre 2010

Par vent violent - 12

Il est une qualité merveilleuse née de la chute dans les profondeurs, c’est l’absence de gravité. Se jouant de l’attraction, on en vient à nier le haut comme le bas, à jouer de son corps comme en défaillance d’atmosphère.
Je suis désarticulé, je suis plein, de vie, d’envies, de vices. Je tournoie, je me frotte à la caresse de l’eau, je jouis de sa limpidité sur ma peau. Mes doigts dessinent des volutes au creux des courants, mes phalanges se palment, je suis amphibie. Amphibie parfaitement, ni homme, ni poisson, créature pélagique ; tout en moi aquatique se fond, et mes limites sont abolies, mes pores s’ouvrent, le sel y pénètre. Quelques particules de plancton effleurent mes lèvres, sur ma langue comme la salive d’un baiser les diatomées fourmillent.
Dénouerai-je la corde qui me retient, liant ma cheville ?

jeudi 11 novembre 2010

Par vent violent - 11

Je tourne mon poignet et ma main, mobile et théâtrale, commande aux éléments. De ce seul geste, je balaie l’irrésolution qui me taraudait, je déchiffre les signes sibyllins, j’élucide les crêtes spumeuses.
Les vagues chahutent mon champ de vision et, entre deux éruptions d’eau, l’horizon mouvant se dessine, ainsi que les lignes du destin. J’y entrevois des possibles, quelques uns, une multitude, un seul peut-être mais le néant semble refluer vers le cloaque des profondeurs, prêt à surgir, demain, plus tard.
Je suis libre par ajournement de l’éternité ; je me gausse de la permanence. Je grave les lettres une à une dans ma chair, j’en couvre mon bras, mon ventre, mes cuisses. De temps à autre, la pointe traverse l’épiderme, deux ou trois gouttes de sang perlent, se diluent dans les flots qui miens deviennent, transmutés qu’ils sont de mes organites. Je perce les délimitations, j’ouvre les garde-fous et, par logique, la folie s’échappe, saine folie qui me rappelle à l’ordre.

lundi 8 novembre 2010

Post coïtum (JPH n°97)

Texte à consignes du forum À vos plumes sur le thème : Obsession. La première phrase est imposée.

C’est la première fois que je ne suis pas triste quand il part. Et pour cause ! Il ne le sait pas encore mais il ne m’a pas quittée entier, pas cette fois. Je reste ici, étendue sur le lit ; je reste ici, avec son âme au creux de ma main – et il l’ignore ! Son âme qu’il m’a vendue pour une jouissance de plus, un plaisir pathétique.
Il se vautre sur mon corps, il le malaxe, le serre sous l’étau de son poids, il ahane, il éructe, il jouit enfin, enfin ! Et moi je crie, non pas de lascivité, je lui crie mon désir d’enfant, je veux sentir la chair grouiller dans ma chair, je veux que la glu blanche qu’il répand me fertilise, je hurle à la maternité. Et lui de s’obstiner à sa pauvre concupiscence, de répandre son sperme dans son réservoir de latex, de gomme stérile. Je le déteste mais sa semence est en moi, elle m’inonde de sa prodigalité et me voici enfin féconde, il n’a fallu presque rien, juste percer d’un trou minuscule les préservatifs dans leur emballage. Une épingle a suffi, cet objet insignifiant. Il y a sans doute un parallèle formel entre l’épingle et l’aiguille qui, jadis, procédait aux avortements ; mais de cet insuccès, jamais ! Les cellules se multiplieront, deux, quatre, seize, multitude, bras, jambes, sexe, visage. Je tiendrai dans mes mains cet être de peau, chaud et faible, que je protégerai de tous, bec et ongles. Et parmi ses gestes, dans ses traits, je verrai s’animer mes propres cellules, je trônerai au firmament, divine génitrice et, d’un simple revers de la main, je gommerai les gènes paternels devenus vains.
Utérus, conduis mon sang, divise ma chair, ordonne les particules ! Que de ces divines manipulations naisse un germe, une radicelle, une étincelle !

Il part et son âme sanguinolente s’écoule dans ma paume, mes ongles la déchirent, avec voracité, violence pour violence. J’allume un feu – divine sorcellerie – et au cœur du chaudron, je place l’organe rouge, ses palpitations irrégulières signent son agonie. J’y déverse le sirop de mon humiliation et, dans un bouillonnement âcre, s’élèvent vapeur et soufre. Sonnez, cloches ! Harcelez les tympans des honnêtes gens ! Fermez les portes, les clefs tournent en grinçant, les clenches jouent, définitivement.
Il part et jamais je ne le reverrai. Mieux, j’élèverai mon enfant dans la haine de cet individu, cette chose, moins qu’un homme. Lui qui m’a avilie pour mieux m’engrosser, à son insu. Lui qui ne voyait en moi qu’une poupée, objet de débauche, sans émotions, sans cervelle, sans vie. Je dévorerai son souffle captif, je serai carnassière, je m’enfuirai dans les secrètes tanières du ressentiment pour y faire croître ma descendance et je l’observerai, lui, souffrir à mes pieds, suppliant ; à terre la mâle verge ! Gémis si tu le peux, implore-moi si tu l’oses ! Tu n’as pas d’enfant car je suis toute puissante et, dans ma magnanimité, je ferai en sorte qu’il t’abhorre. Ainsi, tu auras la place que tu mérites : aucune. Et encore, c’est presque trop.

mardi 2 novembre 2010

Présomption de la soif (seconde apostille de Vent violent)

J’ai souffert de tout, de présence, d’absence et de faim ; mais rien ne saurait égaler la douleur de l’attente. Attente du renouvellement, de la renaissance comme une ligne d’horizon immuable, jamais troublée.
Antiques pleureuses, sanglotons ensemble, emplissons nos coupes de larmes et que, par l’art de l’évaporation, elles se muent en nuages salins et se répandent ensuite au sol en pluies acides, corrompant ce qui ne mérite de vivre. Là, l’herbe brûle, ici, la terre se putréfie. J’altérerai mon corps de traces et, aux endroits que les scarifications délimitent, tu passeras ta langue, tu assouviras mes passions, tous mes poils hérissés.
Eau, je te bois, purifie-moi !
Ondines, venez à moi, de vos mains avides, de vos bras liquides, tendres, humides partout. Tritons, hissez-moi hors de mon corps !

samedi 30 octobre 2010

Par vent violent - 10

Litanie : toujours la mer exhale un babil caractéristique, chuintement fait d’écume et de profondeur. Toujours ce murmure itératif que rien ne vient entraver, ni ma respiration, ni la lente agonie de mon corps – hormones confondues – corps aux désirs tus, susurrations coites, salacité inavouables.
Litanie également, le ciel qui me nargue de sa pureté, les flots où toute chose se désintègre, promise à un lent pourrissement.
La nature, forte, plus forte que moi ; ma nature, plus impérieuse que ma raison m’encourage à la survie. Échouerais-je sur quelque radeau, tel une méduse, une improbable gorgone ? Je plonge ma main dans l’océan et, malgré le soleil qui en réchauffe la surface, l’eau est restée froide, horriblement symbolique. Je lèche mes doigts ; le sel de la mer se mêle à ma salive et, par une alchimie élémentale, se fond en moi, colore mes particules de son immensité. Mes nerfs s’étirent, presque à l’infini, recouvrent la surface aqueuse, accèdent à la connaissance de l’insondable. Malheureusement, l’espoir est permis – où donc loger mon découragement ?

mardi 26 octobre 2010

Par vent violent - 9

Las, l’épuisement s’insinue, mon corps se terrasse de sa propre impuissance. Je m’abandonne enfin, avec un presque contentement et me laisse glisser, jouet de la gravité.
Ma silhouette perce les abysses, mes mains au passage caressent les filaments des méduses dont la fluorescence sur ma peau imite la pâleur de la mort ; toujours plus profondément. À mesure que la pression s’accroît, l’ivresse m’envahit, des bulles explosent dans mon cerveau, des pensées éphémères se matérialisent, disparaissent, jouent avec des rires cristallins comme une assemblée d’enfants. L’expérience est aussi délicieuse que terrifiante, le noir partout m’enveloppe, gangue d’obscurité, nébulosité où s’enchevêtrent les limites de la vie.
Mes poumons se resserrent, mes paupières s’ouvrent sur les ténèbres en une supplication tératologique – je suis le monstre qui renie son existence, pour un temps. Je sombre.

samedi 23 octobre 2010

Léviathan, dit-il (première apostille de Vent violent)

Désespérément, je pose ma main sur ton flanc, je poursuis les lèvres, les bourrelets, les affleurements de peau. Une trace, une empreinte, et voici les résolutions caduques, nous ne sommes plus que corps, en quantité indénombrable. Et de tous mes sens en alerte, l’ouïe est la plus sollicitée, les caresses sous le joug de mes paupières closes enflent et la turgescence sonore tout envahit, se heurte à mes pores, titille mes phéromones, avec ravissement.
Noyons-nous ! Noyons-nous, de larmes, d’océan d’affliction et d’autant de procrastination ! De l’eau coulera de nos fronts, glissera sur nos gorges, aspergera nos poumons ; tout n’est-il pas délétère, à l’image de la vie ? Si encore l’autre ne m’offrait pas l’affront de sa jovialité, je pourrais contraindre mes sentiments, m’exhorter à la liesse, m’y forcer, peut-être avec tyrannie. Las, je suis faible, et décrépi, je porte sur mon dos le mur des ans, non ceux que décomptent lunaison et révolution, mais les secondes insignifiantes qui marquent notre perte, inexorablement nous traînent pieds et poings liés vers le destin.
Noyons-nous donc, et si l’instinct le veut, nous serons siréniens qui, d’une envolée natatoire, plongeront vers quelque ailleurs, encore inexploré, riche de virginité. Ainsi, de bouchées en morcellements, de proies en victimes, je grandirai et, ayant empli de ma force toute la profondeur des abysses, je jaillirai à nouveau vers la surface, majestueux.
Je serai léviathan, ogre gargantuesque de plaisir et de vie, je serai léviathan, aussi noyons-nous !

jeudi 21 octobre 2010

Par vent violent - 8

Je m’essaie à la fusion, je me hasarde à extraire de chaque particule d’eau la goutte quintessentielle, comme une tentative se syncrétisme aqueux. Se fondre ainsi dans le microcosme ouvre nécessairement les écluses de l’infini, j’épouse les courbes des mystiques, je singe leurs attitudes.
Repos – empathie – je tente de détourner la noirceur des fonds par des artifices méditatifs ; les cercles se succèdent, achevés, parachevés, inachevés enfin. Rien en saurait contrer la course de l’impermanence, ni ma volonté de fer, ni la mer promise à une lente mais inexorable évaporation.
Une larme, se dissolvant dans l’océan, en a perturbé la salinité ; définitivement.

samedi 16 octobre 2010

Par vent violent - 7

Porté par la pression de l’eau, je flotte sur le dos, mon corps divague, le liquide a envahi mes oreilles qui me répercute les sons abyssaux. Je suis au centre de l’océan, un centre théorique puisque j’ignore tout de la position que mon point insignifiant prendrait sur un planisphère. De toutes parts, l’horizon mêle les éléments.
Ainsi offert à la voûte des cieux, je contemple l’azur, je démultiplie les nuages, je ciselle leur forme. C’est une accalmie étrange que de jouer avec le firmament, d’explorer les territoires d’un olympe assurément hors d’atteinte. Mon être trouve sa place, quelque part entre le zénith et le nadir, c’est-à-dire n’importe où, n’importe comment, mais enfin oublieux de lui-même, et de son destin – à charge celui qui y croit de m’en esquisser la trame.
Rassasions-nous d’apaisement, fut-il illusoire ! Sous mes pieds grondent les sirènes, sous ma chair se matérialisent des désirs inavoués et inavouables, tous en ma défaveur, mais si délicieux. Que ne suis-je un autre pour devenir moi-même !

lundi 27 septembre 2010

Sorgues (JPH n°94)

Jeu à consigne du forum À vos plumes : écrire un texte s'inspirant du double thème Pleine lune et Révolte.

Je serrais mon arme avec épouvante, les doigts si crispés que les jointures en étaient blanches et que les os menaçaient de sortir de la chair. Autour de moi, je sentais les autres sentinelles, leur respirations parfois courtes, parfois si ténues que je les croyais déjà mortes, comme si je ne pouvais avoir de doutes sur l’issue du combat. Mon doigt tremblotait sur la détente de mon fusil dont le métal brillait erratiquement à la lueur d’une lune aussi pleine que souvent voilée. La nuit n’avait jamais été mon domaine ; enfant, je craignais son emprise, je quémandais toute source de lumière, et qu’étais-je à présent ? Guère plus qu’un enfant.
La muraille misérable d’où nous guettions serait bientôt submergée par les démons et c’était ces hommes eux-mêmes que je craignais, leur artillerie me semblait bien démodée, lames irréelles, blanches et létales cependant. J’avais pu observer l’un des insoumis lors de son exécution, sommaire mais efficace, son visage à aucun moment n’avait trahi la peur, ses grimaces avaient produit en moi un effroi immense. Et cette peur insidieuse reprenait ses droits, le froid piquant de la nuit me faisait un manteau de givre, mon vêtement déjà inconfortable produisait un son de craquelure à chacun de mes mouvements. Mes mains étaient si gourdes que je m’inquiétais de ne pouvoir les utiliser lors du combat. Non loin, quelqu’un chuchota un air, une ritournelle désespérée, un autre le fit taire.
Enfin, j’entendis leurs cris, et ce fut presque une libération d’être sauvé de cette attente. Une première salve d’attaquants força notre front, tous vêtus de blanc, le premier portant l’étendard sombre où se découpait un cercle lunaire et virginal. Je songeai que la pureté de leur uniforme ne seyait guère au massacre qui suivrait et qu’il faisait des combattants des cibles visibles sur le contre-fond nocturne. Puis les bruits du combat résonnèrent à mes oreilles, j’entendais les cris des blessés, tous mes sens hypnotisés par l’horreur tricolore, noir de nuit, blanc d’innocence, rouge de sang. Mon doigt n’avait pas même effleuré la détente, j’étais paralysé de tétanie et de sueur froide.
Soudain, l’homme se dressa face à moi, à quelques mètres, loin et proche à la fois. Un pan de sa chemise immaculée flottait, ses sinuosités étaient un ensorcellement, tout valait mieux que la réalité. Je ne savais si mon cerveau fonctionnait avec une célérité inaccoutumée ou si le temps évoluait au ralenti, mais l’ennemi semblait avancer à vitesse réduite. Mes neurones triaient les informations, tuer ou être tué, hésitations, morale, instinct de survie peut-être. J’avais souvent réfléchi à cette cruciale question sans jamais y trouver une réponse qui me satisfît et, à présent, je n’avais qu’un instant pour infléchir le cours des choses, j’avais poids sur l’existence d’autrui tel un dieu misérable, un démiurge apeuré. J’appuyai sur la détente, à moins que mon doigt, devenu maître de ma destinée, ne le fît seul. En un instant, j’étais adulte, j’étais damné.

vendredi 24 septembre 2010

Par vent violent - 6

Fauve – peut-on tourner en rond dans une cage sans limites ? Ni haut, ni bas, ni même l’horizon ne me tourmentent de leur repère. Au lieu de quoi, je me heurte aux murailles de mon propre corps, j’expérimente le périmètre de ma tolérance, surface minime, presque inexistante.
Aussi, je frappe de mon poing, j’assène toute mon énergie dans quelque œuvre inutile, mes ongles percent ma chair et cette douleur s’ajoute aux tourments de mes organes, un peu comme une addition sans résultat, un infini tel un gouffre, ce huit couché qui mime deux plénitudes identiques.
Je tente un cri, mais ce n’est qu’un hurlement, sans mesure aucune ; que n’ai-je le sens de la retenue… mon poing donc a percé la surface de l’océan, des ondes circulaires se forment, j’espère – en vain – que leurs ridules atteignent l’orée de l’existence, les confins du liquide. Cette éphémère ecchymose n’aura guère d’influence sur les mouvements de l’univers, non plus que sur les miens d’ailleurs.

dimanche 19 septembre 2010

Par vent violent - 5

La mer est plate, les eaux ne sinuent que de quelques traces misérables. Au loin, le ciel se fond dans l’océan, l’horizon se dissout peu à peu et tant et tant que, bientôt, je serai enceint d’un espace azuré sans limite ni hauteur ; vivrais-je dans un espace à nulle dimension ?
Je rame de mes bras, j’en utilise la pauvre force pour effectuer les déplacements nécessaires à ma survie. Parfois, je tance l’est et le soleil me brûle le visage ; quelquefois, je conserve le feu dans mon dos et mes reins rougeoient, la plante de mes pieds craquelle. Où que j’aille, l’inconfort me précède ou me poursuit et, lorsque je l’esquive, il dessine ses maux sur mes flancs.
Mais la stupéfaction ne saurait conduire à la mer et toute migration lui est préférable. Ne pourrais-je plonger dans les abysses et laisser le poids de mon infortune m’entraîner dans les profondeurs, croiser quelque monstre marin, me repaître de plancton, chahuter au rythme des chants cétacés ? Devrais-je me résigner à cet enterrement aquatique, moi qui n’aspire qu’à l’espace, qui m’enivre d’embruns, panacée d’eau, de sel et d’air ? J’aperçois (ou, à défaut, imagine) enfin une trace d’écume, vague microscopique qui roule dans ma direction.

lundi 13 septembre 2010

Par vent violent - 4

Silence relatif, des odeurs étranges caressent mes narines, tantôt suaves, tantôt râpeuses. Étrangement, la tempête a laissé place à un calme étale ; le temps s’y étire avec obstination, les minutes sans fin s’écrasent telles des gouttes.
Au centre, par ses craintes délimitée, une silhouette se transporte, mime la vie, imite tant bien que mal les mouvements de la naissance. Puis cesse tout geste, dans un attentisme muet, essence même de la procrastination. Sont-ce les Nornes qui, par sagesse ou par jeu, me contraignent à l’immobilité ?

jeudi 9 septembre 2010

Par vent violent - 3

Vagues vagues, lames imprécises, tout se brouille autour de nos flancs. L’œil du cyclone se joue de nous et des éléments qu’il façonne à sa guise, survolant les eaux en un tumulte féroce. Vu de la stratosphère, le typhon paraît statique, spirale blanche, céleste duvet seul percé d’un bourgeon sombre, surprenant gosier dont la furie des vents a déchiré l’opercule.
La mer se projette en murs verticaux, érige ses barrières aussi dures que la pierre, dresse ses remparts dentelés. Ma vie s’écoule sur un fil aqueux, quelque chute m’entraînerait inexorablement vers l’abîme. L’immensité et l’inconnu me terrifient, ma chair tremble, mes genoux s’entrechoquent ; mais tout est préférable à l’immobilité.

vendredi 3 septembre 2010

Par vent violent - 2

La coque déchire les flots, souvenirs de gauche, illusions (peut-être) de droite, et moi qui hais l’océan, je me vois contraint d’emprunter ce moyen de transport rudimentaire, seul à disposer du temps nécessaire à mes décisions, à leur absorption.
Le vent interdit tout cri ou, à défaut, l’étoufferait irrémédiablement.
Misérables silhouettes, petites amphores de pleurs, que n’empruntez-vous aussi les voies maritimes ? Ne me laissez pas seul accourir vers la vie, exigez votre part de sève et d’exploration ! Foin de tergiversations envers l’existence ! Et que nos chemins qui jadis se croisèrent s’ébranlent parallèlement, même à mille lieues.

mardi 31 août 2010

Par vent violent - 1

Vues du pont, les silhouettes apparaissent minuscules, transies. Le vent souffle en rafales déliées, en tourbillons théâtraux, mon vêtement se colle à moi puis se gonfle, alternativement ; mon corps semble respirer, longues inspirations, subites expirations.
Sur le quai, les mains s’agitent, nerveusement, tendons en tension, cœur en torsion. Sur le quai, d’autres mains restent inertes, privées de vie. Le visage grave, affolé d’un sourire d’inquiétude et d’envie trépidante, je salue ceux que je laisse, je trace des signes évanescents dans l’air, des signes qui, je l’espère, iront se ficher dans l’âme de ceux que j’aime, de celle qui m’est chère, des autres également. Tous, que j’abandonne dans ma quête insatiable de moi.
Sans doute des larmes coulent-elles ; déjà, elles se fondent dans les embruns, par leur nature pareille, par le pouvoir du monde à se jouer de nos émotions. La douleur est partout, les liens s’étirent, le bateau s’éloigne et leur ténuité croît. Et par-dessus ce déchirement, les spires de l’amour tout enserrent, lianes de temps et d’expériences, inéluctabilité de l’impermanence.

vendredi 20 août 2010

Alternative

On dit que de deux mots, il faut choisir le moindre ; mais de deux choix ?
Alors, je me débats dans les décisions – ou leur absence – je me contorsionne en tous sens, cherchant l’idéale solution, celle où rien n’est besoin d’être lâché ; la solution qui n’existe pas, bien entendu. Et moi qui les abhorre, je me noie sous les poncifs, autant de phrases convenues comme « trop heureux pour partir, trop malheureux pour rester », misère, misérable. Deux propositions contradictoires qui me posent sur les épaules quelques quintaux d’angoisse, qui tarabustent mon estomac, qui étiolent mes nuits.
Pourtant, il suffirait d’un mot, d’un premier mot…

mercredi 14 juillet 2010

Savinienne et la preuve par trois - 17

Savinienne feuillette un magazine, survole de son doigt croche les photographies, trace des signes invisibles sur les silhouettes, bouche les regards de son index.
Page après page, elle poursuit son manège hypnotique. Enfin, elle reste en suspens devant le portrait d’une célébrité, chanteur ou acteur d’un art théâtral. Le personnage est grimé d’étrange façon, son costume est ambivalent, son sexe même reste indéterminé – particularité de l’époque qui surprend Savinienne. Elle s’interroge, oblique la tête dans un geste mesuré.
Je l’interroge sur le genre de l’individu. Est-ce un homme ? Est-ce une femme ?
Et Savinienne de répondre : « Aucun des trois ! »

lundi 5 juillet 2010

Harangue de bois (JPH n°90)

Jeu à consignes du forum À vos plumes : écrire un monologue en incluant les mots bourlingueur, agénésie, acter, abat-jour, polisson et bobiner.

Peuple servile,
Notre patrie traverse une période de gabegie et de marasme ; j'ai entendu vos cris, j'ai compris vos tourments. Bien que cela me soit pénible, mon devoir est de nommer les responsables de ce désordre. Et ce devoir qui est le mien est aussi le vôtre ! Dès à présent, je vous enjoins – que dis-je ? – je vous ordonne de m’apporter votre soutien dans cette lutte contre la fourberie et la paresse, contre tous ceux qui vous spolient et utilisent notre grand pays à leur propre fin. Ne les laissons pas devenir l’abat-jour qui annihile la lumière de notre société.
Je ne vanterai jamais assez les vertus de la délation ! Dénoncer les fauteurs de trouble ne saurait être une besogne inique, non ! c’est acter en citoyen responsable, c’est me donner toute la latitude nécessaire pour exercer le pouvoir pour lequel j’ai été désigné. Seuls des esprits polissons y verraient une tyrannie ; n’écoutez pas ces individus chagrins ! Ralliez-vous à mon bras fort, à mon poing solide, à ma volonté inébranlable !
Haro, donc, sur ces intrus qui bobinent les fils de la révolte et tissent la toile de la haine envers notre suprême nation ! Ne les laissez pas vous prendre dans leurs rets, fuyez leurs manigances qui ne conduisent qu’à la prison ou à la mort ! Ces êtres vils sèment dans nos âmes un vent stérile et nous ne pouvons tolérer qu’une telle agénésie s’empare de nous ! Aussi, pointons ensemble du doigt l’ennemi ! Aux charmes des bourlingueurs qui nous conduisent loin de nos foyers, préférons la tâche austère, mais ô combien gratifiante, du travail accompli pour le seul profit de notre communauté et de ses membres méritants !
Déclarons la guerre à ceux qui nous sont hostiles ! Ne permettons aucune ingérence des étrangers donneurs de leçons ni de nos compatriotes dont le cœur a été obscurci par des velléités d’indépendance ou par les feux illusoires de pérégrins conquérants ! À ceux-là, je dis « Repentez-vous ou mourez ! » Notre fière nation n’a que faire des faibles, des chétifs et des valétudinaires de toutes sortes ! Érigeons une société de fer qui piétinera les mal-pensants et les hérétiques ! Le temps n’est plus aux tergiversations ni à l’aboulie, traquons les traîtres à leur propre race, les parjures à leurs frères et bâtissons notre majesté, quel qu’en soit le prix ! Et que ceux qui se dressent sur notre chemin soient abattus comme les chiens qu’ils sont !
Peuple servile, j’étais votre conseiller, je serai votre guide ! J’étais votre père, je serai le maître qui récompense et qui punit ! À ceux qui trimeront pour la grandeur de notre terre, je garantis une protection sans faille et ma reconnaissance ; à ceux qui ne sauront trouver leur place dans notre collectivité, j’offrirai des possibilités de rédemption, je m’efforcerai à leur redressement. Mais contre ceux qui tentent de contrecarrer nos projets, je jure de me battre sans répit et de leur faire subir la répression sanglante qu’ils méritent car tel est le prix de votre sécurité et de notre apothéose !
L’état a besoin d’un homme fort et je serai celui-là ! Peuple servile, travaillons ensemble à la glorification de notre nation et celle de son représentant incontesté aux yeux du monde !

samedi 3 juillet 2010

Quintils des six éléments (Feu - 28)

Feu mes ancêtres
Tous dévorés par les fournaises
Tous dévorés par les petits plaisirs
Tous penchés
Inaturelle et vile, ma généalogie

lundi 14 juin 2010

Cryogénie

Tu es une poupée de glace, lisse et parfaite, sans aspérité aucune.
Tu es une poupée de glace, froide et magnifique, dont la peau jamais ne s’affaissera, dont les dents toujours mordront dans l’amour, avec innocence – sourire de jade, immarcescible. Ta peau juvénile jamais ne vieillira, tes cheveux lisses s’enroulent en volutes, spirales élégantes sur tes épaules de nacre.
Nul galant ne t’avilira, ton corps ne sera le sanctuaire d’aucune brutalité, la douceur est notre royaume, l’harmonie notre loi. Et grâce à ma force, tu n’auras pas à lutter contre l’envie, à te torturer de désir. Telle que tu es, exemplaire, tu resteras pour l’éternité, ange polaire. Les paillettes du gel dessinent des arabesques sur ton visage, tes yeux brillent, immenses et fixes.

mercredi 9 juin 2010

M

Parce que Siri savait déjà écrire, elle rédigea un mot bref mais intense. Quant à moi, sa cadette, je dus me contenter d’un dessin maladroit : un soleil et une forme indéfinie tenant autant de la silhouette humaine que de quelque créature tératologique. Bien que Papa s’y soit opposé, je tins à le déposer moi-même dans le cercueil de notre mère – d’aucuns prétendent que la mort n’est pas un environnement décent pour une enfant de mon âge mais force m’est de constater que ce n’est une compagnie acceptable pour personne.
Elle dormait, plus paisible que je ne l’avais jamais vue. C’était elle sans l’être, ses cheveux surtout étaient apprêtés d’une étrange façon et brillaient comme s’ils avaient été recouverts d’huile. L’effet était dérangeant mais pas vraiment effrayant. Je ne sais pas ce qui me prit alors mais, quand j’eus déposé mon pauvre message sur ses mains croisées, je touchai son visage. Sa joue était si glacée que cela provoqua en moi le choc de la véracité de sa mort. En une seconde, je ne parvins plus à calquer l’image maternelle sur ce corps gisant et je me mis à pleurer avec une force qui me terrifia et, entre ces sanglots incoercibles, je ne pus que prononcer son nom, interminablement.
Ce fut d’ailleurs le dernier mot que je prononçai jamais.
Siri, en aînée responsable, fut forte ; elle serra les dents comme elle avait coutume de le faire mais la nuit, depuis mon lit jumeau, j’entendais ses pleurs rentrés, la colère et la bile qui se mêlaient à son désespoir. De mon côté, j’agrémentais ses nuits de cauchemars qui ne me laissaient au réveil qu’un sentiment diffus que je ne pouvais qualifier mais que j’aurais pu décrire comme un nuage toujours mouvant. À Papa qui me consolait, je ne pouvais que répéter ma gémissante litanie. Et lui de sangloter avec moi. Siri, qui se navrait de voir notre père en cet état me fit la leçon et, dès lors, j’étouffai dans mes draps la terreur de mes cauchemars et tentai de me peindre, à son image, un masque impassible. Cependant, et malgré de nouvelles remontrances sororales, je ne pus dorénavant prononcer un autre mot que ce défunt nom, quelle que soit les situations ou les réponses que l’on attendait de moi – incantation onomastique. Papa, bien entendu, s’en alarma et sa détresse fut encore accrue par le visage de cire que j’offrais en toutes circonstances.
Le temps ne fit guère son office d’oubli mais plutôt celui d’érosion phonémique et, peu à peu, je perdis les lettres de mon invocation maternelle avec une rigueur illogique et un illogisme rigoureux ; d’abord la dernière, puis la pénultième, etc., dans une implacable apocope. L’affaire fut de courte durée au vu de la brièveté du nom et, bientôt, je n’en murmurai plus que la lettre liminaire dont le son semblait autant un murmure qu’une lamentation sibylline.
Et lorsque nous fleurissions la tombe, Siri fixait le marbre de ses yeux froids, Papa s’acharnait sur les mauvaises herbes qui s’évertuaient à troubler l’ordonnancement des bacs de fleurs. Et moi, minuscule et chétive, j’accompagnais le vent dans sa mélopée, espérant sans doute que cette initiale, telle un symbole magique, crée un fil invisible ou, du moins, l’espoir qu’il pût exister.

samedi 1 mai 2010

Savinienne veut mourir - 16

Je conduis Savinienne dans le jardin, m’assieds à mes côtés ; elle serre ma main avec force – toute celle qu’elle peut encore dégager, une peur endémique décuple son énergie. Pourtant, ses doigts se font tour à tour étau et caresse.
Nous regardons l’herbe, nous commentons la danse erratique des pigeons, nous nous repaissons d’un soleil doux et chaud et, de but en blanc, Savinienne m’annonce qu’elle veut mourir. Et lorsque je m’enquiers de ses raisons, elle m’annonce que sa vie n’est pas telle qu’elle devrait être (sic).
- Et que faudrait-il y changer ?
- Je voudrais être heureuse, murmure-t-elle.
Qui oserait prétendre que la confusion a envahi son raisonnement ?

mercredi 21 avril 2010

Humide armide

On raconte que Circé, aussi mythologique qu’enchanteresse, transformait les hommes en pourceaux. De quelques ingrédients triturés en potions, d’une poignée de sorts, naissaient groins, oreilles et appendices caudaux. De ses ensorcellements, la mâle pilosité virait au rare poil porcin, vulgaire et grossier. Et le bipède masculin de s’accroupir, de trébucher sur quatre pieds chaussés de sabots.
L’histoire narre également l’épopée d’Ulysse qui mit la magicienne dans son lit et vanta, avec force chants virils et érections de circonstance, la délicatesse de sa peau – touffeur, lèvres tourmentées, pubis tomenteux.
Circé, viens à moi ! Et si tu entrevois les trames labiles du destin, tires-en les fils, glisse-toi dans mes draps/bras et que riment pythonisse et vice.
Ouvrons l’odyssée, cuisses et grain lisse de nos membres. Nul besoin de sortilèges – foin des pièges ! – je suis tout acquis à tes mains. Saisis-moi, malaxe-moi, envahis/avilis mon corps ; pour toi, Circé, je serai un porc.

mercredi 7 avril 2010

Fil

À lire ici ou sur le blog de Magali Duru, un récit écrit suite à son appel à texte sur le thème "Trois femmes puissantes".

Urd s’éveilla la première ; au-dessus d’elle, les mondes bruissaient de leur inconstance, les hommes puisaient dans leur pauvre foi un viatique contre l’inéluctabilité, les morts s’entrechoquaient en cadence, les géants poussaient cris et grognements, les dieux mêmes considéraient avec circonspection l’humeur des tisseuses.
Urd n’avait pas encore bougé, tout juste sentait-elle sous sa nuque la racine puissante d’Yggdrasil et, sous son corps, l’herbe délicieuse qui tapissait le sol divin. Avec lenteur, elle se leva ; avec mesure, elle entraîna sa chevelure longue et pâle, ses mains puisèrent à la source, ses paumes en creux apportèrent à sa bouche l’eau, fraîche. Les temps n’avait pas de prise sur elle qui se gaussait de la pusillanimité des êtres et, surtout, de leur fragilité. Alentour, elle entendait se rompre un fil, puis un autre, ainsi de suite, sans fin : à chaque craquement sec, une vie se dissolvait, des créatures pleuraient un disparu, certaines s’en réjouissaient sans doute. Toute existence de cesser, aussi fugitive qu’un cisaillement de cheveu.
Le bruit de pas incertains attira son attention, approchait un homme – chose presque incroyable – eux qui n’avaient certes pas leur place au pied de l’Arbre. Cependant, il advenait que, peut-être une fois par siècle, l’un d’eux franchît les barrières naturelles du lieu, surmontât moult épreuves et, tel un héraut misérable, se présentât devant elles. Urd éveilla ses consœurs, frôlant leurs joues, piquetant la pointe de leurs doigts de ses ongles. Verdandi ouvrit les yeux – elle n’aimait guère être sortie de ses rêveries et grimaça quelque peu, plus par habitude que par une réelle mauvaise humeur. Elle repoussa une mèche de sa chevelure rousse, la lumière du soleil ouvragée par les frondaisons dessinait sur son visage des tavelures végétales qui tremblaient à chaque respiration du ciel. Elle coula un regard sévère mais plein d’intérêt vers l’homme qui resta interdit, aussi immobile qu’un tronc, mais sans sa force.
Enfin, les deux femmes se penchèrent sur Skuld et l’arrachèrent brusquement à son sommeil, sûres qu’elles étaient de provoquer sa colère, ce qui fut bien entendu le cas. Elle se leva, gesticulant telle une furie, ses cheveux sombres esquissaient des arabesques irascibles, ses ongles formaient des croches fuligineuses. Plus que tout, elle ne pouvait supporter le sourire accroché aux lèvres d’Urd et de Verdandi – le réveil était toujours un calvaire pour elle et les deux pestes le savaient parfaitement. D’ordinaire, elle les invectivait sans ménagement puis faisait une toilette soignée, peignait sa tignasse noire, avalait une décoction de racines sèches et, rassérénée, retournait à son ouvrage quotidien qu’elle était contrainte de partager avec les autres. Non pas qu’elle les détestât, simplement elle souffrait de ne pouvoir maîtriser à elle seule l’art de la destinée. Cependant, la vue de l’humain qui tremblotait suffit à la calmer – elle sut qu’elle pourrait retourner une part de son fiel contre lui. Et parce qu’elles étaient dotées d’un sens aigu de la théâtralité, les trois Nornes s’assirent côte à côte, dans un alignement parfait, chacune offrant qui son profil, qui son trois quart face, selon son meilleur angle. Pour parfaire le tableau, les trois chevelures s’entremêlèrent, semblant douées d’une vie propre.
D’ordinaire, les hommes descendaient de leur monde veule pour tenter de ressusciter leur belle et cela faisait toujours beaucoup rire les Nornes qui estimaient la tentative d’une bêtise sans nom. Aucune existence ne saurait être tissée sans le fil noir de l’avenir et du trépas, telle était la loi – et ceux qui étaient morts ne pouvaient vivre à nouveau, toute chose rompue l’étant de façon définitive. Le seul intérêt que trouvaient les Nornes à la survenue d’un étranger sur leur territoire était l’imagination dont elles devaient faire preuve pour torturer le quémandeur prêt à toutes les extrémités pour tenter d’infléchir l’inéluctable.
Finalement, une branchette tomba d’Yggdrasil et s’abattit sur le front d’Urd qui poussa un petit cri ; Verdandi pouffa et la première ne retrouva sa contenance qu’en cueillant un brin d’herbe qu’elle se mit à mordiller d’un air pénétré. Skuld ramassa la brindille chue et la décocha d’une détente athlétique vers l’homme – durant sa lancée, elle se mua en corbeau, l’oiseau vint se poser sur l’épaule du pauvre hère, appliqua son bec contre son oreille. Le murmure des mondes cessa un instant, la bête délivra son message, piqueta le lobe – une goutte de sang perla que l’oiseau but, d’un élan il s’envola, ne laissant qu’une fiente verte.
Heureusement, la demande surprit les Nornes ; il ne s’agissait pas cette fois de ramener à la vie une hypothétique dulcinée mais d’une requête inhabituelle. L’homme ne souhaitait rien moins que l’immortalité. Urd ricana bien un instant mais Skuld tendit vers elle la main. S’ensuivit un conciliabule, les trois femmes discutèrent avec vivacité, on apercevait parfois une grimace, Urd tira même la langue puis les palabres s’envenimèrent et Verdandi dut séparer ses consœurs du passé et de l’avenir qui menaçaient de se crêper le chignon ce qui était, bien évidemment, une image puisque leurs cheveux respectifs étaient lisses et non noués. Enfin, la dispute cessa et les trois femmes reprirent leur agencement trinitaire. Elles montrèrent à l’homme les fils de toutes les vies, le marché était simple, à lui de trancher au hasard l’un d’eux : une mort en contrepartie de sa vie éternelle. Mais l’homme songea à sa fille, le soleil qu’il aimait par-dessus tout et, dans chaque fil, croyait reconnaître l’éclat de sa peau, la pureté de son rire, la souplesse de son caractère.
Il pria donc les Nornes que ne lui soit pas présenté le fil de sa descendance ; les conciliabules reprirent et les femmes s’accordèrent sur le nombre de trente-deux vies à trancher, garantissant qu’en échange celle de l’enfant ne serait pas du nombre. L’homme avait sans doute beaucoup souffert pour parvenir au pied d’Yggdrasil, certainement avait-il également tué, aussi que lui importait le souffle de quelques êtres contre la pérennité du sien ? S’il avait fait preuve de plus d’acuité, il aurait lu sur la garde du poignard que lui tendaient les Nornes le mot vanité. Il se saisit pourtant de l’arme et trancha au hasard, les fils cédèrent dans un cri tenu et fluide et, à chaque rupture, la lame s’émoussait – il peina à cisailler la dernière tant le couteau était usé et l’âme s’éteignit dans une souffrance indicible. De leur côté, les Nornes semblaient beaucoup s’amuser de ce spectacle et, dans le même temps, tissaient ensemble un brin de chaque chevelure pour créer d’autres vies.
Les Nornes levèrent ensuite le bras vers l’homme qui fut happé vers les branches de l’Arbre et, avec une certaine brusquerie mais un sens de l’orientation sans bavure, atterrit sur la Terre où il rejoignit ceux de son espère, tous mortels, tous, sauf lui, dotés d’une sève limitée. L’histoire s’achève de la façon suivante : l’homme retrouva sa fille qui, avec l’amour malléable caractéristique des enfants, se réjouit de l’éternité de son père. Aucun d’eux ne considéra les faits plus loin que le présent. Quelques décennies plus tard, l’enfant, devenue femme, mourut – son père tenta en vain d’atteindre à nouveau le repaire des Nornes et marauda du monde des Ogres à celui des Elfes obscurs, cherchant partout un remède à sa souffrance, sombrant dans une folie amère, quémandant même la mort qui, promesse de Nornes oblige, ne vint jamais. Il traînait sa carcasse douloureuse et se mit à hurler d’une façon affreuse mais si hypnotique que le dieu des vents imita son cri pour créer le typhon. L’homme jamais ne surmonta sa peine et l’on raconte qu’il erre encore de nos jours sous la forme d’un serpent – pitoyables et éternelles reptations – tandis qu’au pied d’Yggdrasil les trois Nornes, alternant labeur et chamailleries, tissent inlassablement cheveux et destinées.

samedi 27 mars 2010

Savinienne dans le four - 15

Savinienne de ses mains osseuses balaie l’espace, ses bras maigres suivent leur rythme syncopé. Savinienne fredonne, Savinienne a vingt ans, Savinienne a trente ans, les paroles s’échappent en volutes.
Ensemble, nous chantonnons, je tente de suivre les mélodies et les mots distendus que sa mémoire contrefait. Les rimes s’entrechoquent, les portées déraillent. Je débute quelques chansons ; Savinienne de les poursuivre :
« J’ai deux amours.. »
« Mon troisième est dans le four ! »

vendredi 19 mars 2010

La perfection n'est pas de ce monde

Longtemps je me suis contraint à être le personnage parfait que l’on attendait que je sois. Autour de moi, mes proches peuvent témoigner sans mensonge de l’exemplarité de mon caractère. Tous s’extasient sur ma nature égale, eux qui suffoquent de colère et d’indignation. Ils admirent la facilité déconcertante avec laquelle j’accueille les événements, qu’ils soient positifs ou non.
À grand renfort de philosophie et de bienséance, je suis devenu l’homme parfait, le mari parfait, le collègue parfait, le voisin parfait. Tant de perfection, de sentiments lisses et d’oubli de soi qui m’ont, finalement, laissé seul et désolé. Où sont les amis à qui je peux confier les tortures de mon esprit ? Où sont mes subordonnés que je peux agonir d’injures ? Et qui souhaiterait entretenir une relation – quelle qu’elle soit – avec un être idéal ?
Très tôt j’ai été promis à la sainteté, une sainteté païenne et froide, un modèle, un bibelot. Même si mon tempérament frondeur et parfois violent n’y était guère destiné, je me suis plongé avec un certain délice dans les affres de l’absolu. J’ai contré mes pulsions, les ai enfouies au cœur de mes entrailles, dans un coffre secret dont je garde jalousement et le contenu et la clef.
À ceux que je réconforte – et ils sont légion – je dérobe un pourcentage minime mais significatif de leur colère, je comptabilise leur rancœur. À leur insu, ils deviennent une partie de mon être, je m’identifie à eux.
L’humain est d’une richesse et d’une diversité phénoménales ; qui m’offre sa méchanceté, qui me traîne dans ses ragots, qui me transmet son fiel. Ainsi, je m’enrichis sans cesse, je me construis sur les bases mouvantes de l’émotion, j’extirpe de mes fondations toutes pensées manichéennes. Car je ne juge pas, je dresse une liste exhaustive des verdicts de mes semblables, je suis l’annuaire des opinions. D’acrimonie à zélotisme, j’ai, pour chaque lettre de l’alphabet, un article pertinent sur les bassesses ordinaires et je maîtrise tant mon sujet que je peux gloser des heures durant, quitte à devenir aussi assommant que l’humanité qui m’entoure – me cerne, devrais-je dire.
Mon apparence reste nette ; je suis une statue d’or qui s’emplit d’excréments, de quoi d’autre pourrais-je être garni ? Mais les immondices parviennent à saturation, ils atteignent le sommet de mon crâne. Ils poussent tant de l’intérieur que se manifestent des migraines insupportables, des élancements au niveau des tempes, des douleurs oculaires.
D’abord, l’excédent s’écoule sous forme de larmes que je ne peux contenir, accompagnées de céphalées nauséeuses. Mon corps semble absorber les vicissitudes telle l’éponge et mes glandes lacrymales ne suffisent plus à en purger le trop-plein. Bientôt, je suis pris de vomissements incoercibles, puis de diarrhées profuses. Tout mon être expulse enfin la malignité de mon prochain.
Parmi les remèdes de mon mal se trouve évidemment la schizophrénie, mais je suis dépassé par l’ampleur de la tâche. Il me faudrait cent personnalités pour m’exorciser, que dis-je cent ? des milliers ! Et ne serait-ce pas une manière de repousser l’inéluctable ?
Le monde m’encourage à devenir son substrat, son terrain d’expression. Mais qui sera mon exutoire ? Ma matière explose, ma carapace s’est déjà fendillée, elle se fissure en de multiples endroits et marque mon anatomie de plaies ; je porte les stigmates de mon environnement. Peu à peu, le fluide s’écoule et mon esprit suit sa course folle à l’extérieur de mon corps. Mes pensées s’évaporent, virevoltent, se retournent sur elles-mêmes comme un nœud sans fin. Elles se mêlent aux outrageants raisonnements dont je me suis abreuvé.
Je souffre d’une empathie chronique élevée à sa plus haute expression, un idéal d’identification. Ceux que je croise y transfèrent leurs malaises et, surtout, l’obscurité qu’ils prétendent garder scellée en eux.
Finalement, y a-t-il meilleure solution que de supprimer les obstacles à leur source ? Un œil pour un œil, un mal pour un mal. N’est-ce pas la noble motivation d’un assassin ?

mardi 9 mars 2010

Savinienne craint les chats - 14

Je m’approche de Savinienne ; ses mains sont crispées sur son chandail, jointures blanches. Ses yeux se fixent sur moi, son malaise est tangible que j’interroge.
Savinienne est effrayée, elle a peur de moi, elle craint que je lui saute au visage et la griffe. Je suis devenu un chat, immense et terrifiant.
Doucement, je m’approche d’elle, je pose sa main sur ma joue, lui fais constater mon absence de vibrisses, ses doigts suivent le contour de mes oreilles humaines. Elle se relâche à peine.
Et toute la journée de me lancer des regards en coin, coups d’œil furtifs, coup d’œil craintifs, toujours prête à dresser entre elle et moi ses bras, barrière dérisoire.

mardi 2 mars 2010

Ngul (JPH n°81)

Jeu à consigne du forum À vos plumes comportant des mots imposés : oryctérope, valétudinaire, résection, haptonomie et nèfles.

On raconte que sur l’île des Tropiques vivait une chatte noire nommée, par une ironie analogique, Afrique. Or, il advint qu’Afrique eut trois fils : Nagp, Hei et Ngul. Les deux premiers avaient le pelage nocturne de leur mère et, dès leur naissance, miaulèrent à qui mieux mieux, ne recherchant d’autre compagnie que celle des mamelles maternelles gorgées de lait. Ngul, quant à lui, naquit albinos, son poil blanc provoqua la moquerie de ses frères et ses yeux, souffrant de la lumière, étaient toujours mi-clos. Pourtant, Ngul possédait un don qu’aucun autre chat n’avait eu avant lui, celui de la parole, et Afrique, à Nagp et Hei qui sans cesse se gaussaient de ses paupières presque bridées et de son poil translucide, rappela le proverbe wolof qui assure que si l’oryctérope a un groin, c’est sa langue qui capture les fourmis. Si les deux rejetons l’avaient écoutée, ils auraient peut-être compris que toute apparence, aussi disgracieuse fut-elle, pouvait receler des trésors ; mais les chatons se ruaient sur son ventre pour boire et, dans leurs ricanements, lui mordaient les tétins.
De son côté, Ngul rêvassait invariablement et, lorsqu’il daignait enfin se sustenter, le lait était rare et sa portion congrue. Aussi, alors que ses frères croissaient en vigueur et taille, il resta chétif ; il transportait sa silhouette valétudinaire à l’extérieur de la tanière, explorait le monde, échangeant son avis avec les animaux qu’il croisait et qui lui répondait inévitablement par des meuglements, des feulements et autres piaillements. Ngul, avec son vaste vocabulaire, n’était compris de personne – il en conçut bien évidemment un sentiment d’étrangeté.
Il décida donc de s’essayer à la compagnie des hommes tout en sachant que cette résection faunistique serait sans doute sans retour, à la manière de l’eau d’une rivière qui jamais ne revient sur pas. Il se rendit auprès d’Afrique pour un dernier adieu et, à cet effet, se frotta contre elle affectueusement, la régalant de tendres caresses auprès desquelles même l’haptonomie aurait eu l’air d’un contact brutal. La mère tenta bien de sangloter un peu, mais ses yeux de chats ne le lui permirent pas – seul Ngul avait des accointances avec la race humaine. Ses frères, assis sur leurs nèfles, le regardèrent s’éloigner avec un air goguenard.
Il se rendit chez le marabout du village voisin que même les animaux considéraient comme sage. Cependant, le féticheur, tout avisé fut-il, crut le chat envoûté, secoua ses grigris tout autour de lui et, comme la bestiole pérorait de plus belle, l’homme fut pris d’une telle rage apotropaïque qu’il brandit son bâton avec énergie et l’abattit sur le crâne de l’animal qui s’effondra. À ce tournant du récit, la légende connaît différentes versions mais la plus répandue affirme que le sorcier, aussi doué en sort qu’en affaire, utilisa le cerveau du chat pour créer des amulettes contre la bêtise qui rencontrèrent, en s’en doute aisément, un fort succès commercial. Avec la peau blanche de Ngul, il se fit un ornement qui fut du plus bel effet sur son pagne. Et lorsqu’on l’interrogeait sur les vertus de ses talismans, il étirait longuement ses bras, plissait les yeux à l’extrême et répondait par un miaulement impénétrable.

mardi 16 février 2010

De la taxonomie (JPH n°80)

Texte à consigne du forum À vos plumes ; la première phrase est imposée ainsi que l'utilisation des mots suivants : cloche, interlocuteur, moineau, aiguille, brevet, sympathie.

Ce matin, en la regardant bien, il la trouvait plutôt belle. Elle dormait encore et ses longs cils déposaient leurs ombres filigranées sur ses joues, adoucissant son expression. Il eut tout le loisir de l’observer, aussi intimement que lui permettait son alanguissement. Son corps ne manquait pas d’une certaine noblesse, il était pourtant trop dégingandé, avec des membres démesurés, surtout par rapport à lui qui arborait une silhouette trapue et des muscles en forme de brevet culturiste. Elle était grande, très grande même, et il n’aimait guère l’obligation que sa taille lui faisait de lever sans cesse la tête pour la regarder.
Hier, ils avaient traversé de vastes étendues vertes, gambadé dans la prairie comme des enfants. Parvenus aux sous-bois, ils avaient découvert une source et, enivrés par le gazouillis des moineaux et des autres bestioles volantes, ils s’étaient abreuvés. L’eau froide piquetait leur gorge à la manière d’aiguilles microscopiques et glacées. Ils avaient ri et, pour parer le cou que sa compagne avait fort long, il avait cueilli des fleurs aux hampes étirées dont les efflorescences évoquaient des cloches minuscules ; il les avait tressées pour en faire une multitude de colliers floraux, empilés de ses épaules à son menton. Elle avait été enchantée de cette attention, son image dans le point d’eau reflétait son sourire, elle resplendissait. La température du lieu était exquise, la luxuriance de la végétation sans pareille et nonobstant cet environnement idyllique, s’il éprouvait pour elle de la sympathie, voire de l’affection, jamais il n’aurait pu prétendre l’aimer.
Malgré cela, ils avaient dormi sur l’herbe et, comme ils vivaient nus, leur peau avait pris le goût de la rosée. Elle avait un corps robuste dont la fougue sauvage faisait presque oublier les proportions saugrenues. Ils s’étaient connus – bibliquement, pourrait-on dire – ou, plutôt, l’avaient tenté. Elle possédait une langue longue et agile, ce qui présentait une configuration avantageuse dans bien des positions. Toutefois, d’un point de vue strictement reproductif, il dut admettre, à son grand dam, qu’il n’était pas à la hauteur et qu’il serait bien incapable, dans ces conditions, de générer une quelconque descendance ce qui, à l’époque du moins, semblait représenter une condition nécessaire à leur accouplement.
Aussi, en dépit de la complicité qu’ils entretenaient l’un envers l’autre, l’homme mit un terme à leur histoire et se rendit auprès de Dieu : « Seigneur, cette créature est bien l’œuvre de Votre omnipotence, cependant elle ne peut m’être appariée. C’est, au demeurant, un être charmant et je propose donc de la nommer Girafe. En ce qui me concerne, il faudrait une femme plus adaptée à ma morphologie. »
Dieu médita un moment puis l’interrogea : « N’y a-t-il pas une qualité de cette Girafe que tu souhaites voir reproduire dans ta moitié définitive ? »
« Peut-être sa mutité… » suggéra timidement l’homme à son divin interlocuteur.
Dieu l’observa avec un regard facétieux qu’il ne comprit que plus tard.

dimanche 7 février 2010

Savinienne réinvente le calendrier - 13

Ce matin, j’accueille Savinienne. Elle s’agite, ses pupilles roulent de gauche et de droite, elle entrouvre les lèvres, puis les referme à peine. Une traînée d’inquiétude perle aux coins de ses yeux, ses paupières papillonnent, ses mains se meuvent avec tension, ses mots à l’avenant. Enfin, elle m’avoue : « Hier, j’ai failli mourir ! J’ai cru que le jour de ma mort était arrivé ! »
Je la rassure, plaisante avec elle, lui fait remarquer qu’apparemment, ce n’était pas encore le moment.
Et Savinienne de me répondre : « Effectivement, j’ai regardé un calendrier mais je n’ai pas trouvé la date ! »

mercredi 27 janvier 2010

L'intempérance

À lire ici ou sur le blog de Magali Duru, une histoire écrite suite à son appel à texte sur le thème "Tuiles au miel".

Personnellement, je préfère les tuiles au miel refroidies mais Sue est une incorrigible gourmande qui se brûlerait lèvres et doigts pour goûter un dessert tout juste sorti du four. Elle ne fait pas d’exception pour les tuiles et je la vois entamer le plat lentement mais sûrement ; m’en restera-t-il même ?
Sue ferme les paupières de ravissement car, me dit-elle, les tuiles sont exquises. Le miel surtout a une saveur solaire, un contre-fond de thym, rien qu’à l’imaginer elle perçoit le bruissement des ailes d’abeilles. S’il n’y avait que moi, je supprimerais le miel dont la sapidité excessive l’emporte sur tous les autres ingrédients – tout parfumé soit-il, il m’apparaît plus comme une hérésie culinaire que comme une douceur indispensable.
Sue attaque la troisième tuile ; elle décèle le grain du sucre et se demande si la proportion de miel et de sucre est équilibrée. N’aurait-il pas fallu plus de l’un ? ou de l’autre ? Pour quelqu’un dont les spécialités gastronomiques ont toutes pour nom de famille « micro-onde », je trouve sa glose gonflée ! J’ignore si les saveurs sont suffisamment dosées, mais Sue engloutit le gâteau jusqu’à la dernière miette.
Sue dévore la quatrième tuile ; elle reste interdite, les yeux rivés sur le jardin et les oiseaux qui s’aventurent de haies en arbustes. Elle demeure un instant la bouche entrouverte, un morceau de la pâtisserie est en arrêt sur sa langue, comme une hostie pour diabétique. Puis ses lèvres se referment tandis que les mésanges s’envolent, Sue reprend sa mastication interrompue sans vraiment apprécier ce qu’elle déglutit.
Sue attrape la cinquième tuile. Sans doute à court d’idée, elle la trempe dans sa tasse de thé à la surface duquel le beurre salé du gâteau laisse des yeux multiples. Sue râle contre ces bulles lipidiques qu’elle abhorre et, comble de mauvaise foi, prétend que le beurre doux aurait mieux convenu.
Sue grignote la sixième tuile, l’air absorbé, déclare y trouver un arrière-goût, pas désagréable d’ailleurs, mais étrange. Elle espère que je n’ai pas osé y ajouter de la fleur d’oranger ; je suis supposé savoir qu’elle déteste ça !
Sue pignoche la septième tuile, tant et tant qu’elle la réduit en microscopiques particules sur la table. Elle réunit les fragments pour édifier un minuscule monticule, elle l’écrase de la paume, joue à y dessiner des figures géométriques, des spirales, des cercles. Enfin, elle les rassemble dans sa paume et les jette sans autre forme de procès.
Sue approche sa main du plat, hésite, retire sa main, atermoie encore et, enfin, se lève pour quitter la cuisine, laissant sur la table l’unique tuile restante. Ce n’est plus de la gourmandise, c’est de la goinfrerie – et de l’égoïsme caractérisé, elle qui ne me laisse qu’une seule tuile au miel ! Alors, Sue s’effondre subitement, face contre le sol. C’est vrai que l’on attend plutôt d’un homme qu’il assassine sa moitié par strangulation ou d’un coup de revolver ; mais je prétends affirmer que le mot empoisonneuse peut avoir un masculin. Et l’arsenic se marie si bien avec le beurre salé.

vendredi 22 janvier 2010

Savinienne abroge son repas - 12

Savinienne, au dessert, croque un litchi, carapace comprise – évidemment, le recrache.
Son cerveau qui refuse cette nourriture, met également de côté le reste du repas et Savinienne de déclarer : « Je n’ai pas mangé ! »
Je tente de lui rappeler les éléments du déjeuner, les différents plats, rien n’y fait.
« Je n’ai pas mangé ! Je n’ai pas mangé ! » crie-t-elle à qui veut bien l’entendre.
La raison ne peut avoir aucune prise, ses cris s’intensifient, ses voisins marquent des signes d’inquiétude. Finalement, je m’isole avec elle dans une pièce adjacente.
« Je n’ai pas mangé ! Je n’ai pas mangé ! Je n’ai pas mangé ! » Ses hurlements vont crescendo, ininterrompus, folle litanie.
Enfin, je lui propose de se restaurer à nouveau ; Savinienne accepte du camembert qu’elle grignote du bout des lèvres. Elle le dépiaute, lèche ses doigts, consciencieusement jette les peaux du fromage épluché de chaque côté de son fauteuil.

mercredi 20 janvier 2010

Changement de cap (JHP n°78)

Jeu d'écriture du forum À vos plumes : le thème du texte est l'absence, le titre est imposé.

L’aplomb de la falaise a eu raison de celui de Surya, elle toujours si effrontée, si sûre d’elle, si délicieuse dans son affirmation. Il a suffi d’un jeu, d’un rire, d’un ballon maladroit ; la pesanteur s’est emparée d’elle, l’a précipitée dans une chute sans fin dont l’écho perdure encore. Soixante fois par seconde, mon esprit revoit son regard d’abord sidéré par la dérobade du sol, cette terreur innommable et cette menotte tendue vers moi, déjà trop loin, mes hurlements vains. Puis ce saut vertical, ralenti durant un instant et, soudain, une accélération, vertigineuse, le gouffre aspire son être enfantin, ma vie se brise sur les rochers, synchrone avec son corps, mille pièces éparses.
Vide. Un moment, seul le vent du large bruit à mon oreille, ténu, permanent.
Image fixe de ses yeux perdus, je navigue entre culpabilité et impuissance. Je lutte contre le sommeil et ses rehauts cauchemardesques. Et pourtant, je maintiens ma volonté à flot, je poursuis la tâche ardue de l’existence, à défaut de croître, je survis horizontalement.
J’aime Surya par contumace, irréparablement. Sa mère, parallèlement à elle, a chu dans un abîme où des nébuleuses tournent sans fin, emportant les traces d’humanité, ravinant le sol, y détruisant tous signes de fertilité. Un fantôme espiègle hante sa peau, se glisse au creux de ses mains vidées de caresses, se niche dans sa nuque, crée un masque illusoire préférable à la sidération. L’absence nous sépare, sa mère et moi, plus efficace que les ailes d’un dragon, mais avec une lenteur et une souffrance exaspérantes ; elle plonge dans des limbes hallucinés entrecoupés de rémissions amnésiques, je tracte ma carcasse de pantin vers des occupations oiseuses et, qui sait, salvatrices.
De temps à autre, la tentation du martyr est si forte que je retourne errer au bord de l’à-pic qui fut celui de sa chute. Je prie le vent de m’emporter vers les cieux, là où sans doute elle siège, peut-être en gloire, peut-être lovée au sein de la tourmente. Mais les bourrasques continuellement me repoussent vers les terres, implacables – ce rien qui m’a privé de tout me souffle avec dérision, vacillements.
Je parle, je mange – automate, je souris – automate également, toutes choses de la vie. La merveilleuse machine de mon corps s’acharne au mouvement, mon cerveau pallie les espaces insondables de la déréliction, mes neurones tentent quelques contacts humains. Je partage mon lit avec l’atrocité, tous les éléments solides se dissolvent peu à peu.
Surya rit, me toise de son mètre, Surya échappe sa balle, Surya est happée par l’attraction du noyau tellurique de la Terre. Mes pieds laissent des empreintes sur l’herbe du surplomb, en contrebas les vagues ressassent leur rythme hypnotique et stupide. Mes cheveux tourmentés par les airs s’essaient à m’aspirer vers le renouveau, mes jambes, elles, peinent avec lourdeur, s’appesantissent vers le passé, supplient la permanence, bien sûr inutilement. Qui serait de taille à lutter ? Aussi, j’écarte les bras comme un oiseau, les yeux de Surya retrouvent toute leur vivacité, des lueurs y pétillent, ses doigts légers effleurent mon bras, ravissement.
Vide. Un moment, seul le vent du large bruit à mon oreille, rapide, omniprésent.

lundi 11 janvier 2010

La part du lion

Les fauteuils du cirque sont d’une étroitesse jamais vue, sans doute ont-ils été conçus pour des spectateurs amputés des deux jambes. En plus de cet inconfort, le spectacle débute par les fauves. J’ai toujours eu en sainte horreur les numéros d’animaux !
Cinq lions entrent dans la cage en traînant la patte d’ennui, s’installent sur leur tabouret respectif ; le dompteur tente de faire passer leurs bâillements pour des rugissements muets mais en vain, au mieux les contraint-il à se dresser sur leur séant, les pattes avant dans une position saugrenue mais pas dénuée de grâce. Les bêtes enchaînent leurs tours fastidieux et leur lassitude me gagne, bienheureux assoupissement dans lequel je m’enfonce avec délice.
Et soudain, je suis réveillé par le cri de l’assistance. Sous nos yeux ébahis, un des lions, enfin délivré de son apathie, s’est jeté sur le pitoyable dompteur et l’a décapité d’un seul coup de gueule : comme la chose a été simple – quel dommage que le fauve n’y ait pas songé plus tôt ! Après le premier hurlement, un silence lourd s’abat sur la salle entière. Le corps de l’homme gît à terre ; beaucoup de sang doit s’échapper de son cou mis à nu mais comme le sol est tapissé d’un revêtement rouge (couleur, avec l’or, emblématique du cirque), l’écoulement passe presque inaperçu. On dirait que le dompteur, telle une autruche terrorisée par les prédateurs carnassiers, a enfoui sa tête dans le sol.
Puis, aussi subitement que le silence s’était établi, des applaudissements fusent, des hourras acclament le fauve enfin libéré de son joug, plusieurs personnes lancent leur chapeau en signe de gloire, les enfants laissent s’envoler leurs ballons d’hélium en hommage au maître félin. Le lion, digne et austère, grimpe sur le plus haut des tabourets et regarde son public, un sourire aux lèvres (au dire vrai, je ne sais pas si un lion peut réellement sourire, ni s’il possède même des lèvres, techniquement parlant).
Et dans ce brouhaha épouvantable, la foule passe de l’ovation à l’action, les spectateurs des premiers rangs secouent vigoureusement les grilles de la cage centrale et, aux employés du cirque qui tentent de s’interposer, ils taillent des costumes et des oreilles en pointe. Finalement, une brèche est ouverte par laquelle les lions s’échappent, en file indienne, vers la sortie de l’édifice. Tout le peuple les suit, en liesse.
Au dehors, il se forme une étrange procession. Les lions avancent d’un bon pas. Parce que quelques policiers présents dans les environs ont dégainé leurs armes, les enfants se sont spontanément regroupés autour des fauves, formant une barrière de leurs corps. Une petite fille a grimpé sur le dos du lion de tête, elle a ceint l’encolure de la bête de son écharpe et c’est un cortège insolite qui déambule dans les rues, affolant les badauds, interdisant les automobilistes. De chaque côté et à l’arrière, tous les parents suivent ; on entend des discussions passionnées et des interrogations à propos du lieu de vie des animaux. Tous s’accordent sur l’Afrique mais chacun a des notions de géographie si confuses que le pays de destination reste flou. Finalement, il est décidé de les mener au Congo où, de l’avis de quelques gourmands amateurs de gâteaux à la noix de coco, ils trouveront un parc naturel à leur convenance. Du coup, les conciliabules reprennent à propos du meilleur moyen de transport. Certains voudraient les conduire à la gare la plus proche mais l’on fait remarquer, avec quelque raison, qu’aucun train ne doit mener vers les destinations africaines. Aussi est-il convenu de prendre l’avion. Voici donc le défilé qui oblique vers le terminal de la navette aéroportuaire et c’est avec un émoi certain que son conducteur voit s’engouffrer cinq fauves, dont un chevauché d’une fillette, ainsi qu’une théorie d’enfants et d’adultes excités.
Finalement, autant convaincu par le discours des uns que par les crocs des autres, le conducteur roule à tombeau ouvert jusqu’à l’aéroport. Là, les forces de l’ordre ont pris place, mais même les tireurs d’élite embusqués ne peuvent rien contre la protection enfantine. Pour finir, le ministre de l’immigration déclare que le seul tort des lions est d’embarquer sans billets. La tête du dompteur, toujours dans la gueule du félin décolleteur, est enregistrée comme bagage à main et tout rentre ainsi dans l’ordre.
C’est avec émotion que les enfants quittent les lions, non sans force embrassades et léchouilles. Les parents leur donnent moult conseils, recommandant notamment de manger la tête du dompteur dans l’avion pour ne pas avoir à la déclarer à la douane congolaise. De toute façon, concluent-ils, la nourriture fournie par les compagnies aériennes est infecte.
L’avion décolle enfin, les spectateurs, rejoints par les touristes présents, ont entamé une danse joyeuse et assez confuse. Les enfants font une ronde et quelques adultes en profitent pour se bécoter sous prétexte de libération léonine. Les réjouissances sont à leur comble quand je fais remarquer que le cirque pourrait peut-être rembourser le billet au prorata des numéros non exécutés ; et tous de faire demi-tour en direction du chapiteau.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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