Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

samedi 28 novembre 2009

Le ruban de Möbius (JPH n°74)

Le couloir du service de long séjour gériatrique s’ouvre, sur sa droite, d’une multitude de seuils rectangulaires. Sur la gauche, des fenêtres vastes mais toujours closes – prévention d’hypothétiques autolyses, terme désincarné s’il en est – donnent sur un jardin vaste et arboré. La rareté des espaces verts hospitaliers en fait un éden particulier où les feuilles mortes et rougies dessinent une marqueterie cramoisie, paradis presque virtuel puisqu’aucun patient n’y a accès faute de visites et d’un nombre de soignants suffisant.
À chaque fois, on est saisi par l’immobilité qui y règne ; le temps est figé – il ne s’agit pas de mort, mais plutôt de non-vie. Les corps également semblent presque inanimés, recroquevillés sur les lits, creusant des dépressions salvatrices dans le moelleux des oreillers, enfouissant des têtes hirsutes. Quelques uns, rares, déambulent, éperdus et hagards. Certains vous invectivent d’une rafale de mots sibyllins. L’agression est aussi olfactive, remugles d’urine et de toutes substances échappées qui vous coulent dans la gorge comme un gel corrompu.
À l’image de l’enfer dantesque, ceux qui y entrent abandonnent tout espoir et si, d’aventure, quelques velléités de liberté subsistent encore, elles sont rappelées à l’ordre par un ou deux hypnotiques, garants de la sécurité et de la tranquillité de tous, du système pour le moins.
Et pourtant, ces peaux parcheminées et flasques que personne ne caresse sont douces, toutes flétries soient-elles ; elles frémissent au moindre contact, se tendent amoureusement vers une main en quête de reconnaissance. Cet épiderme terne et nauséabond est toujours le siège de sensations, le repère de souvenirs, le creuset d’effleurements. Au-delà de cette grisaille de peau s’épanouit le vieux cœur d’un enfant, palpite la vie d’un homme qui fut fier, d’une femme qui fut belle. En y regardant mieux, on aperçoit des étreintes, on entend l’appel du câlin.
Derrière les yeux fous, les paroles erratiques, des sourires émergent, timides mais illuminés, des rasades de bonheur, des espaces minimes mais primordiaux de vie, là où elle existe encore, tenue mais porteuse d’espoir.
Derrière les carcasses tordues, les excroissances tératologiques, les râles mêlés de bave, il ne faut guère d’effort – ou une foi désespérée – pour voir courir des humains frêles et joyeux, pour s’immerger du bonheur d’avoir conquis leur confiance, pour traverser l’étincelle, pure et inentachée.
Des iris décatis et délavés m’observent, les pupilles se rétractent – sourires oculaires – et nous sommes deux êtres, vivants et émerveillés, éblouis de nous reconnaître, de nous considérer, d’envisager un avenir commun, un avenir de douleur sans importance où notre relation trouvera sa place, jour après jour, nuit après nuit. Contact primordial, nous jouons notre humanité, nous nous jouons d’elle, nous vivons empathiquement.
Le couloir du service de long séjour gériatrique s’ouvre d’une multitude de seuils. À mieux y regarder, la vie jaillit par chaque porte, l’amour déborde des murs, s’étale sur nos visages, nous qui sortons, qui parcourons le monde, ivres d’être reconnus et pleins du regard de l’autre.

mercredi 18 novembre 2009

Bergère, et ron et ron

Texte à consigne du forum littéraire Place des mots : raconter ce qu'a vu, vécu, perçu, un objet de votre choix.

Parce que j’ai les bras grand ouverts, chacun s’octroie des privautés à mon endroit, inconnus compris. Parce que mon giron semble accueillant, on s’y vautre sans ménagement, sans plus de considération pour ma personne qu’un chien pour un réverbère.
Imaginez une vie promise à une solitude insondable tout au long du jour et dont les soirées ne seraient que le fardeau d’une succession de fondements, de taille et de consistance aussi diverses que l’odeur qui en émane.
Pour ce qui est des journées esseulées, j’avoue exagérer quelque peu car Lüm me tient le plus souvent compagnie, compagnie qui est d’ailleurs la seule à m’agréer. Lüm saute souplement sur mon assise, forme une boule compacte de son corps et, outre la douce chaleur qu’il dégage, il fait vibrer délicieusement toute mon ossature de bois de ses ronronnements satisfaits. Lüm doit son nom à son pelage d’un blanc éclatant, autant de poils ivoirins qui contrastent après son départ sur le tissu sombre, mais élégant, dont je suis recouverte. Je lui pardonnerais volontiers ses écarts pelus si Mâle ne s’escrimait à les ôter tous les soirs à grands coups de tapes vengeresses, comme si j’y étais responsable de ces traces de pilosité. Chose faite, il se laisse choir sur moi de tout son poids – et Mâle en fait un certain – en poussant de surcroît force jurons contre la gent féline.
Le plus rude vient ensuite, Mâle se vautre tant que parfois le coussin de mon assise menace de tomber avec lui bien que je tente de le retenir en haussant l’accoudoir. Car ce coussin, outre sa fonction de confort, est ma parure, mon unique rempart contre la sueur de Mâle et ses vêtements synthétiques dont mon tissu abhorre le contact.
Qui plus est, Mâle est sujet à d’horribles et malheureusement fréquentes flatulences dont il se libère sur ma personne. Vil personnage ! Que ne suis-je une soue pour les cochons, ma vie ne serait guère différente ni plus enviable ! Pour tout dire, Mâle porte bien son nom, lui qui dégage une odeur toujours virile et le plus souvent méphitique.
Certaines soirées, Femelle prend la place de son bouc et, si le poids est ainsi moindre, le reste laisse à désirer. Côté volume, Femelle écrase uniformément mon assise et je soupçonne même quelques parties d’en déborder. Pour être honnête, Femelle n’a atteint cet encombrement que depuis la venue de Morpion. Morpion est le petit de l’espèce et je crois savoir que l’on appelle les rejetons humains du doux nom de trousse-pet, appellation qui lui sied à merveille tant la chose n’a rien à envier à son géniteur quant à ses émanations anales.
Mais tout cela ne serait rien si Morpion n’avait la détestable habitude de baver allègrement sur mon revêtement qui s’en trouve ainsi irrémédiablement taché. J’ai entendu avec horreur Femelle parler de me recouvrir d’une housse ; et ses velléités en matière de décoration sont aussi raffinées que son goût pour les hommes aromatiques. Si mon menuisier paternel me voyait ainsi attifée, j’en mourrais à coup sûr de honte, lui qui m’a dotée d’une peau grise et veloutée, du plus bel effet !
Enfin, Morpion pulvérise consciencieusement ses gâteaux secs sur moi, ce qui m’occasionne de terribles démangeaisons lorsque les miettes s’insinuent sous mon coussin. Morpion est également devenu maître ès escalade, notamment de mon dossier qu’il attaque toujours par la face arrière, sournoisement, au risque que nous tombions de concert ; ce qui d’ailleurs est déjà arrivé – détestable souvenir, puisque je me suis alors renversée avec fracas et retrouvée, à mon grand embarras, les quatre pieds en l’air, offrant à la vue de tous mes ressorts découverts de leur jupe.
Pour en finir avec ces jérémiades qui sont pourtant mon lot quotidien, je me dois néanmoins de signaler que le pire reste les fins de semaine, quand le salon est envahi de populace : Mâle Bis qui s’installe sur moi les deux jambes à cheval sur mon accoudoir gauche, Femelle Ter dont le parfum nauséabond m’imprègne pour des jours, à tel point que Lüm refuse de m’octroyer sa délicate présence pendant ce temps. Mentionnons également Vieillarde dont l’incontinence n’est pas sans désagrément ou Sénile dont les pantalons en tergal font naître entre lui et moi une électricité statique et déplaisante.
Cependant, la nuit est au plus noir, le silence règne partout et, dans la pénombre, je reconnais la silhouette chaloupée de Lüm qui s’approche. Il se frotte tendrement à moi, son poil soyeux caresse mon épiderme, son poids est celui d’une plume, ses vibrisses m’effleurent avec tendresse. Le bois de mon squelette craque doucement, je courbe mes bras dans sa direction, il se love plus profondément. Nous nous endormons ainsi, incrustés l’un dans l’autre, avec chaleur, amoureusement.

vendredi 13 novembre 2009

Goutte, etc.

Goutte après goutte, le ciel se vide inexorablement, avec parcimonie, retenant les larmes qui signifient sa fin. Passe un nuage pâle, trépasse sa nature lorsqu’il s’en vide, s’écoulant avec régularité, s’écrasant avec force sur les paysages immobiles, stupides de tristesse. Quelque vent balaie le rideau liquide, l’eau se penche pour mieux nous inonder, l’eau s’épanche pour mieux nous embrasser, étreinte aqueuse, caresse moqueuse.
Joute après joute, nous combattons jusqu’à l’épuisement, éreintés de ces querelles où s’enlisent les gestes, les regards, les soupirs, tous tyranniques. Un mot en bouscule un autre, une phrase intervient, grimpe à portée de voix, hausse d’un ton ; la parole s’arme de vocabulaire, assène ses coups grammaticaux, émaille le tout de vulgarités, de vérités aussi. Les coups sont retenus mais ces quelques lettres font leur office, les consonnes frappent et l’émotion se vocalise outrageusement.
Route après route, je promène ma carcasse, pas à pas, au rythme répétitif de mes semelles. Ma silhouette d’abord fière s’est courbée d’usure, le temps s’amoncelle sur mon échine, comme une petite machinerie sournoise et inexorable. Rien ne saurait pallier le sautillement de l’absence, rien n’est plus patent que la disparition.
Doute après doute, je chemine vers toi ; l’âtre refroidi lance ses cendres à mon visage, me barbouille de culpabilité. Mes yeux scrutent le sol avec humilité, épient les murs où survit peut-être ton ombre, supplient les plafonds qui tout observèrent.
Toutes choses disparues, empreintes de nostalgie – tes lignes enfuies, leurs contours où se dessine ton nom, en creux, en rien.

mercredi 11 novembre 2009

Savinienne en quête de hauteur - 10

Savinienne regarde le monde de son fauteuil roulant, de son lit, toujours à mi-hauteur, diminuée.
Ses jambes traîtresses sont inanimées, ou presque. Pourtant, avec l’aide d’un collègue, nous la soutenons, elle se hisse, esquisse un pas. C’est à peine une claudication, tout juste une marche mais elle se déplace.
D’abord avec précaution, puis s’enhardit, relève la tête, fixe l’horizon loin devant elle, radieuse, hausse encore le menton. Savinienne observe son environnement à hauteur humaine, pour la première fois depuis longtemps, trop longtemps.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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