Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

vendredi 20 décembre 2013

懐かしい (natsukashii)

Amélie Nothomb part en voyage en Nostalgie ; est-elle pour autant heureuse ? Pour les besoins d’un reportage télévisuel, Melle Nothomb (suis-je encore politiquement-correctement autorisé à dire « Mademoiselle » ?), retourne au Japon - après plus de quinze ans - où elle retrouve les lieux de son enfance (du moins ce qu’il en reste après l’intervention d’un séisme et de la subjectivité des souvenirs), sa nourrice et son amoureux d’antan, déjà croisé dans ses romans. 
Il plane dans ce récit un je-ne-sais-quoi d’aérien, de tendre, de drôle, d’émouvant ; car toutes les émotions sont au rendez-vous, délicates comme l’o-hanami (litt. regarder les fleurs), émerveillement de la floraison des cerisiers. 
On y parle évidemment de nostalgie ; et l’on découvre, avec un étonnement que partage l’auteur, les deux termes distincts de ノスタルジック (nosutarujikku - version nipponisée de l’anglais nostalgic) et de 懐かしい (natsukashii), le premier adjectif désignant une nostalgie empreinte de regrets, propre à l’Occidental, tandis que le second symbolise la fameuse nostalgie heureuse que connaît le Japonais, douce et colorée de souvenirs délicieux. Ce plaisir nous serait-il vraiment refusé ? 
Si j’étais un éditeur avisé (ou un amateur éclairé), j’éditerai un coffret spécial Noël-nippon incluant Stupeurs et tremblements, Ni d’Ève ni d’Adam et ladite Nostalgie heureuse, trois excellents crus décalés, japonisants et touchants. À défaut, empruntez-les à votre voisin(e) ou votre bibliothèque. Et ce je-ne-sais-quoi que j’évoquais n’est peut-être que l’aile de cette nostalgie dont mon cerveau s’est demandé, pendant toute la lecture, si elle était dans mon cas heureuse ou non…

jeudi 28 novembre 2013

L'effet du frimas

On n’a retrouvé que son bonnet. Rouge. Rouge parce que je lui avais acheté au cas où il y aurait trop de neige. Rouge sur blanc, j’étais sûr de le repérer. Ça m’apprendra à faire mes achats si tôt dans la saison, à peine en novembre, pas une trace de neige ! C’est un peu comme si j’avais provoqué le destin avec son couvre-chef cramoisi. 
Au fond de moi, une petite voix me fait remarquer, avec une certaine ironie, que le rouge tranche également très bien sur le vert. Et de vert, le pourtour du lac en est couvert. Herbes folles qui courent sous le vent, mousses délicates qui s’enroulent en colimaçon et qui, en d’autres circonstances, auraient été poétiques. Même les troncs des arbustes ont des nuances céladon. Mais je ne vois pas la beauté verdoyante du lieu. Mon regard est fixé sur la surface du lac dont l’immobilité semble me narguer. Même le vent léger qui courbe les herbes ne parvient pas à lui soutirer un sourire. Cette même eau qui paraît si sombre par rapport au vert. Et si froide par rapport au rouge. 
Dans ma main, je tiens ledit bonnet, ce qu’il me reste de lui. De mon autre main, je broie l’épaule de Bran qui a failli à son rôle de surveillance - quelle idée aussi de lui confier une telle responsabilité à son âge ! Bien entendu, je devrais appeler les secours, téléphoner à qui de droit, crier vers le lac muet en espérant stupidement qu’il me réponde. Je reste figé, hébété, mes doigts mâchouillent la laine du bonnet - la laine gratte un peu, délicieusement, elle provoquait toujours une légère irritation sur son front. 
Je déteste l’automne - j’ai une nouvelle raison de le haïr davantage encore. Pourquoi n’y aurait-il pas un hiver perpétuel ? Un hiver éternellement froid ? Le lac aurait été gelé, enserré d’une glace épaisse et indestructible. On y aurait risqué une chute, quelques bleus, au pire une jambe ou un bras cassés, rien de plus. Et puis la neige figée par la température recouvrirait chaque centimètre carré d’insécurité. Avec une telle couverture, aucun risque de perdre une quelconque tache rouge ; au contraire, la nature et les éléments eux-mêmes en aurait magnifié la couleur. 
Mes pieds brûlent de froid comme, sans doute, ceux de Bran. Celui-ci ne bouge pas, il est l’écho de mon mutisme, de ma stupéfaction plutôt. Il règne d’ailleurs partout ce silence exaspérant. Rompu brusquement par un reniflement de Bran, pas même un pleur, juste l’effet du frimas sur son nez. Déclic. D’un mouvement brusque du bras, je repousse Bran et le gifle à toute volée. Bouger enfin est une délivrance - et une horreur. La joue de Bran prend une coloration rouge, d’un rouge presque aussi violent que le bonnet rescapé. L’enfant me regarde de ses yeux ronds, il ne comprend pas, il comprend trop, il est trop tard de toute façon. Mon regard est obnubilé par la teinte de sa joue, rouge comme son bonnet à lui, rouge. Alors tant pis, je le frappe à nouveau, sur l’autre joue, même coloris, même effet. Et encore. Rouge, du rouge encore. Et Bran qui ne pleure même pas. 
Du rouge. Lui avait les yeux verts, un peu en amande. Vert comme l’herbe sur laquelle ressort si bien le bonnet qui m’a échappé des mains.

mercredi 13 novembre 2013

Le genèse de Bran Iliade

Olli avait les cheveux roux et une carnation diaphane qui ne bronzait jamais. L’été, nous partagions un grand lit de la maison familiale ; dans la pénombre de la nuit, sa peau semblait fluorescente, pareille à celle d’une chimère ou d’un spectre. C’était aussi mystérieux qu’effrayant - je me réfugiais le plus loin possible, blotti sur le bord du lit, presque à en tomber. 
Olli est mon cousin mais, moi, j’ai le poil noir. « Bran, tu es mon corbeau ! » a l’habitude de me dire ma mère en m’ébouriffant les cheveux. Il est certain qu’adulte je serai doté de sourcils broussailleux et d’une poitrine velue. Olli aura toute sa vie une peau glabre. 
Pour son anniversaire, Olli a eu un cheval, un petit cheval en bois rouge, d’un rouge si intense que ses cheveux en paraissaient ternis. Il a ouvert son cadeau et, immédiatement, je me suis mis à détester les canassons - sans trop savoir pourquoi. Les enfants agissent dans l’instant, sans se poser la question des conséquences possibles ; le présent se suffit à lui-même. J’ai volé le cheval d’Olli, puis j’ai eu peur d’être pris et, naïvement, je l’ai repeint en bleu pour le rendre méconnaissable. J’ai étalé la peinture tant bien que mal, j’ai taché mes vêtements ; je regardais, fasciné, le rouge chaud s’éteindre sous l’indifférence du bleu. Évidemment, le lendemain, ma tentative de camouflage a été découverte, la couleur n’était pas même sèche. Maudit pigment et maudite cavale ! Olli a pleuré, ses yeux aussi rougis que sa tignasse - sa peau en paraissait plus transparente encore, à un point tel que je voyais à travers elle la rancune qu’il éprouvait pour moi. Ma mère m’a puni, autant pour le larcin que pour mon pull irrémédiablement maculé du coloris accusateur. 
Aujourd’hui, je déteste toujours les bourriques hennissantes. Mais j’ai gardé une attirance, sans doute ambivalente, pour les peaux claires et la rousseur en général. On ne vieillit jamais tout à fait, ou pas suffisamment - et lorsque l’on s’en aperçoit, il est de toute façon trop tard. Je n’ai pas revu Olli depuis une bonne décennie, au moins. Quant au cheval de discorde, je ne sais même pas s’il avait pu retrouver sa teinte d’origine. Et comme prévu, j’ai une barbe dure, des cheveux rebelles et une pilosité généreuse. 
Je déjeune souvent à la brasserie Regen ; la serveuse est rouquine mais elle a trop de taches de rousseur à mon goût. Je connais Noé, le patron, depuis des années, il m’accueille systématiquement par sa boutade favorite : « Alors, Monsieur Iliade, quelle odyssée ce jeudi (ou ce vendredi, ce samedi, etc.) ? ». Et il éclate de son rire franc. Sous son hilarité, ses dents sont presque aussi blanches qu’est blanche la peau de mon souvenir d’Olli. 
J’ai mes habitudes au Regen, je commande sempiternellement le même repas, et j’y mange souvent plusieurs fois par semaine. Que voulez-vous, on est obsessionnel ou on ne l’est pas ! Et ici, hormis la chevelure de la serveuse, pas de rouge, tout est en bois clair, chaleureux et neutre. 
 Noé m’apporte un apéritif, quelques pistaches, nous discutons. Il sort inutilement son carnet pour noter ma commande. 
Et vous le voulez comment aujourd’hui votre steak de cheval ? 
Bleu.

mardi 5 novembre 2013

Épouse-moi

Au début, je croyais vraiment que j'allais m'en tirer. Et pourtant, je voyais bien le piège se refermer sur moi. Mais je voulais croire aux contes de fées, à l’intervention d’une marraine bienfaisante ou même de n’importe quel deus ex machina
Mais les choses nécessaires ne sont pas forcément certaines. Ce soir, je jetterai mon intégrale de Perrault au feu. Évidemment, ici, pas question d’enfers, point de gémonies. Que dire alors du supplice que j’expérimente ? La foule s’accumule, quelques personnes s’asseyent sagement, attendant le moment fatidique, d’autres discutent avec légèreté, comme si le sort du monde ne se jouait pas en ce moment même. 
Dans le jardin de mon enfance, je courais sur l’herbe, je tachais mes vêtements de vert, il y avait Paul, Serge ou Anastase, tous, ou aucun. Ils se confondaient dans le chocolat qui fondait sur mes doigts, dans les jappements de Tanuki, notre chien, qui sautillait autour de nous. Ils étaient tous parfaits, tous éphémères, tous identiques. Et aucun d’eux n’a jamais su regarder à travers moi. De mes secrets, seul Tanuki était le détenteur ; je lui avais tout dit, sans exception. Avec lui, j’avais juré de ne jamais m’attacher, ni à Paul (qui avait pourtant de si beaux yeux), ni à Serge (qui m’offrait des bracelets d’herbe tressée), ni à Anastase. Quant aux autres… Alors je bondissais de plus belle, je les laissais loin derrière moi, là où était leur place. Pourquoi s’embarrasser ? J’avais mon propre mystère que je ne voulais partager, peu ou guère, voire jamais ; et il y avait toujours Tanuki, toujours fidèle, lui. 
J’ai entendu quelques raclements discrets, l’assistance s’est soudain immobilisée, la musique a jailli de nulle part, grandiloquente, banale. Les sourires lancés dans ma direction perçaient mon corps, flèches dardées sur l’agneau du sacrifice. La voix a commencé son monologue et, soudain, ma robe s’est alourdie, encore et encore, jusqu’à peser une tonne et demie, jusqu’à me clouer littéralement sur place. Sans doute un mauvais coup de Jason – pourquoi m’aurait-il donc regardée avec cet air bonnasse ? Les volants de mon jupon s’agrippaient au sol, maudits crampons ! moi qui ne rêvais que de détaler. Le blanc de la dentelle s’est répandu autour de moi, neige froide, neige carbonique. Et dans cette blancheur floue j’ai cru reconnaître le poil clair de feu Tanuki. J’ai voulu crier son nom mais aucun mot n’est sorti – heureusement d’ailleurs. Qu’aurait pensé Jason ? Jason, cet abruti qui conquit ma toison ; Jason, ou Paul, ou Serge, je ne sais plus. Mais certainement pas Anastase. 
Bizarrement, l’odeur fraîche de l’herbe de mon enfance a coloré la pâleur de mon vêtement, et ma peau, comme si j’avais la nausée. J’avais peur de parler, peur qu’en ouvrant la bouche tout ce qui s’y taisait soit révélé. Certaines choses réclament sans doute d’être tues. Sans doute, ou peut-être. 
 Dans les films, il y a toujours une voix pour s’élever et crier « Je m’y oppose ! » La fiction n’a pas rattrapé ma réalité, qu’aurais-je pu dire, jamais je n’aurais osé (et il le savait bien). J’ai senti deux cents paires d’yeux pilonner ma nuque et, encore une fois, j’ai murmuré oui.

dimanche 15 septembre 2013

Voyage, voyage (JPH n°164b)

Jeu littéraire du forum A vos plumes. Écrire un texte dont le sujet est : Vous (ou votre héros ou héroïne) vous apprêtez à partir en vacance lorsqu’une personne de votre famille ou un proche, disparaît. « Disparaître » sera pris ici au sens propre et non au sens de « mourir », même si en fin de compte le disparu (ou la) peut se révéler mort.

Jacques prépare sa valise, le soleil s’incruste à travers les jalousies entrouvertes. Jacques prépare sa valise, peut-être même faudra-t-il une malle. 
Une pierre. 
Deux maisons. 
Trois ruines (admettons que deux sur les trois sont celles des maisons précédentes, histoire d’alléger un peu les bagages). 
Quatre fossoyeurs (sans doute pour inhumer les ruines…). 
Un jardin (celui où les croque-morts creuseront leur trou). 
Des fleurs. 
UN PAQUET DE CROQUETTES. 
 Lune se promène, tour à tour captivé et indifférent aux activités de son maître. Il le regarde avec intérêt tenter de caser le troisième fossoyeur dans la malle, mais quand Jacques pousse un juron en découvrant que le quatrième larron mesure au bas mot deux mètres dix, l’animal s’éloigne nonchalamment, vibrisses condescendantes envers les vulgaires tâches humaines. 
Une douzaine d’huîtres, un citron, un pain (le tout dans une glacière). 
Pas besoin du rayon de soleil prévu, il y en a déjà à foison dehors.
Quant à la lame de fond, Jacques fera avec celle de rasoir, plus utile et moins susceptible de causer des ravages dans le bel ordonnancement de ses affaires. 
Six musiciens ! N’en prenons que deux, les quatre fossoyeurs n’auront qu’à s’improviser trompettiste, percussionniste ou trianguliste. 
UN AUTRE PAQUET DE CROQUETTES. 
Jacques aperçoit dans le couloir Lune en toilette appliquée, léchage de patte, léchage de fondement, léchage derrière l’oreille ; de la pluie en perspective ? Tant pis, plus de place de toute façon pour le rayon de soleil. 
La fleur qu’on appelle envie (en réalité, il s’agit de celle appelée souci mais, au dernier moment, Jacques s’est ravisé).
Jacques tente de caser trois sauterelles (avec facilité) et un strapontin (avec plus de difficulté). Il relève la tête ; Lune a quitté son champ de vision. Il rajoute les six parties du monde et les cinq points cardinaux, indispensables pour voyager avec précision et fantaisie. Et, pour clore son bagage, PLUSIEURS PAQUETS DE CROQUETTES. Il enfourne l’ensemble dans sa voiture transformée pour l’occasion en trente-huit tonnes rutilant. 
Ne manque que Lune. 
Lune ? 
Luuunnneeee ! 
LUUUUUUNNNNNNNNNE !!!!!!! 
Impossible de retrouver l’animal, Jacques fouille l’appartement pièce après pièce, même sous les édredons où le chat aime se réfugier. Il agite un des fameux paquets de croquettes rescapé. En vain. Pas une trace de la bestiole dans chambre, ni dans la cuisine, encore moins dans le salon. La salle de bain est vide de tout félin. Jacques suit la piste des poils perdus qui s’arrête brutalement au milieu du couloir, comme si le chat s’était volatilisé. 
À l’extérieur, le soleil a pris une teinte étrange, presque bleutée. Dans la rue, les voitures sont toutes à l’arrêt, aucun piéton n’arpente les trottoirs. Si Jacques avait ouvert la fenêtre qui donne sur le jardin public, il n’aurait entendu aucun oiseau, aucun cri d’enfant. 
Ce sont les voisins qui ont téléphoné à la police, alertés par les miaulements du chat, Lune rodait autour du corps sans vie de son maître. On a également retrouvé dans sa voiture soixante-dix-sept paquets de croquettes. Quant aux fossoyeurs, ils avaient déjà accompagné Jacques en voyage ; seules les sauterelles ont survécu – et encore, l’une d’elles s’est échappée quand on a ouvert la malle.

Pas du tout (JPH n°164a)

Jeu littéraire du forum A vos plumes : écrire un texte illustrant la photographie suivante.


Dès l’automne, elle vend des violettes. Parmi toutes les fleurs qu’elle transporte, elle a un faible pour celles-ci, délicates, fragiles, froissées au moindre coup. Des coups, elle en porte elle-même, partout sur son corps, partout où ils ne se voient pas. La couleur des violettes lui rappelle peut-être celle des ecchymoses. Elle pourrait aimer leur odeur également, mais ses yeux sont si tristes, son visage si affligé qu’on craint qu’elle ait perdu l’odorat. Comme si toute possibilité de consolation parfumée lui était refusée. Une véritable ironie vu sa profession. L’hiver, les violettes se découpent sur le blanc de la neige, quand il y en a.  
L’hiver, elle tremble de froid et d’horions.  
Personne ne connaît son nom. On aurait pu l’appeler Blanche-Neige mais son Prince n’a rien de charmant. Alors les gens du quartier l’on baptisée Viola, à cause des violettes, ou d’autre chose, allez savoir avec les surnoms… 
Viola vend des violettes, voilà ! Tout ça pour quelques allitérations.  
Viola vend donc des violettes, ou des bleuets, ou du muguet, d’autres fleurs encore. Ce que le Prince lui octroie de sa main rude. Mais ce que les gens lui achètent le plus, ce sont bien les violettes ; peut-être parce que sa silhouette vulnérable s’accorde avec cette variété. De l’argent contre les violettes, des coups contre son argent – car de l’argent, il n’y en a jamais assez. Quant aux coups, il y en a toujours trop.  
Un jour de crise, un jour d’inflation, le Prince a échangé les piécettes contre trop de coups. Il a perdu au change, elle a perdu la vie. Le Prince a sur les bras le corps inerte de Viola et une charrette de violettes, une cargaison qui vaut bien quelques dizaines de pièces – et presque autant de coups.  À la mise en bière, tout le quartier est là. Le visage de Viola a viré au bleuâtre, en totale harmonie avec les bleus qui émaillent son cadavre, à l’extérieur et au-dedans. Chacun a accepté la version de la chute dans les escaliers et le Prince échange les violettes contre la culpabilité des voisins et un peu de leur monnaie. Certains déposent les fleurs dans le cercueil, tout autour du cadavre – la pièce est suavement parfumée. Pauvre Viola qui ne sentait déjà rien de son vivant. Sauf les coups. 
Quand on descend le cercueil dans le trou, d’aucuns y jettent des pétales violettes. Puis il se met à pleuvoir doucement, à l’image des pleurs de l’assemblée, parcimonieux. La pluie colle les pétales sur le couvercle, comme si le bois lui-même se couvrait à son tour d’ecchymoses minuscules, comme si celles de Viola le transperçaient pour surgir au dehors. Le Prince a vendu toutes les violettes, sans exception – c’est sans doute la première fois que la charrette revient entièrement vide. Dans sa poche résonnent les pièces, dans son crâne ne résonne aucune trace de responsabilité. Ni aucune raison d’ailleurs. Et dans ses mains, les montants de la charrette qu’il traîne, avec lenteur, ses mains pleines d’échardes entrées dans la chair, pleines de coups rentrés, prêts à jaillir.  
Le Prince trouvera une autre Viola. Les Viola vendent des violettes, voilà tout. Les Princes en comptent les pétales, ou les effeuillent, un peu, beaucoup, etc., jusqu’à pas du tout.

mercredi 3 juillet 2013

Chat noir, chien blanc (JPH n°162)

Jeu littéraire du forum A vos plumes : écrire un texte sur le thème "un conte sous le baobab". 

Beaucoup aiment s’étendre à l’ombre des arbres, l’herbe y est toujours fraîche et le ciel se découpe dans le labyrinthe des branches. Aiment s’étendre à l’ombre des feuilles, ce qui est tout à fait impossible sous un baobab. Le feuillage culmine à trente mètres de haut et ne perdure qu’un trimestre par an, un misérable trimestre. 
Et puis, les chacals ne sont pas des chiens. 
Et les lions, pas des chats. 
Tout le monde sait d’ailleurs que les chiens ne font pas des chats. Que dire alors des chacals et des lions ? 
Le baobab n’a en réalité que deux fonctions : fournir son eau aux éléphants, fournir ses palabres aux hommes. Car le baobab leur parle ou, du moins, parle à ceux qui veulent bien l’écouter, hommes et pachydermes confondus. 
Il y a aussi ce missionnaire venu ramener les brebis égarées on ne sait où (on ne savait même pas qu’il y avait des brebis dans ce coin). L’homme est vêtu de sa soutane, toute parcheminée de poussière africaine. On dirait que son vêtement est recouvert des cartes du monde entier, comme un atlas mobile, mais en noir et blanc. Noir et blanc, c’est tout le missionnaire. Il est blanc. Ils sont noirs. Mais pas pour les vêtements car lui est en noir et eux portent des pagnes clairs. 
Eux veulent des palabres. 
Lui veut des prières. 
C’est là que le bât blesse – surtout s’il n’y a pas de couffin sur le dos des buffles. Mais lui n’a jamais chargé quoi que ce soit sur un animal, sauf peut-être l’anathème sur les chiens qui se comportent comme des chiens, particulièrement avec les chiennes. Quant aux chats, directement au bûcher ! Surtout s’ils sont noirs ! Et noirs ils sont, ici et partout. Sauf le petit pagne clair qui ceint leurs reins, mais uniquement leurs reins. Les femmes montrent leur poitrine, avec ostentation. 
Alors il cache ses yeux de sa main blanche, ses yeux noirs de colère. Les chiens, les chats, tout se mélange. Et encore, il n’a jamais rencontré de lion, ni croisé les flancs d’un chacal. Le noir est foncé (comme le chat), le blanc est clair (comme le pagne). C’est le b.a.ba. 
Le b.a.ba de la savane, c’est bien le baobab. L’homme en soutane lève la tête vers sa cime, il finira certainement par attraper un torticolis. 
Il observe les branches si haut perchées qu’on ne peut en saisir l’ombre. Dommage car il fait chaud – mais quelle idée de s’habiller en noir par une telle température ! 
Il admire le tronc, il ne le quitte pas des yeux. Il ne voit que l’écorce ; il n’y a plus de seins nus, plus de chiens, plus de chats. Au fur et à mesure que le soleil se déplace, il se déplace avec lui pour rester dans l’ombre du tronc. Il trace sur le sol une ellipse de pas, le sable s’est depuis longtemps introduit dans ses sandales, et dans le reste, petit grain dans les rouages. 
On croit qu’il comprendra la nature du baobab et, peut-être, celle de la nature elle-même, ce qui serait un miracle. Il y en a tous les jours paraît-il. Mais apparemment pas le vendredi. Car nous sommes vendredi, le jour de la vie sauvage. Le jour des palabres. 
 Il finit par ouvrir la bouche malgré ses lèvres sèches. Bahobab est fructus magnitudine mali citri cucurbitae similis, intus semina nigra, dura, extremis in unum semiarcum quasi inclinantibus, annonce-t-il avec certitude. 
Ce qui laisse rêveur.

lundi 17 juin 2013

COIN ! (JPH n°161)

Jeu littéraire du forum A vos plumes : écrire un texte dans lequel le narrateur se réveille de façon inattendue à bord d'un vaisseau spatial. Ledit narrateur devra être un individu ordinaire d’aujourd’hui et le seul protagoniste humain.

Je me réveille à 3 heures du matin avec la gueule de bois. Enfin, je dis 3 heures, mais je suis trop bourré pour regarder ma montrer. Disons que c’est le milieu de la nuit. À peu près. Je m’extirpe de mon habitacle, un vaisseau spatial recouvert de paillettes argentées, sans doute pour lui donner un air futuriste. Je manque de m’étaler en sortant ; je ne me rappelle même plus avoir grimpé dans ce manège. Devant moi, un couple de chevaux en bois caracolent en trémoussant leur croupe de jeune fille – je hais les canassons. Il y aussi un rat géant au sourire ridicule qui porte une salopette et traîne une carriole d’un air goguenard. Vermine de souris ! Est-ce que j’ai envie de rigoler, moi ? 
Et cette fête foraine est minable, encore plus à cette heure où tout est fermé. Il y a bien quelques autos-tamponneuses. Dans la pénombre on dirait une série de barques mortuaires ; ça fait froid dans le dos ! Et ça me donne la nausée. 
Le pire, c’est bien le stand de pêche aux canards. Ils sont là, bêtement alignés, à me narguer. Des gros. Des petits. Saleté de canards !!! 
À MORT LES CANARDS ! 
Du canard à l’orange, tu parles ! Du canard au sang plutôt ! 
Et l’autre qui m’a largué, l’autre avec sa voix de canard justement. J’en ferais bien du pâté ou des rillettes ! Mais est-ce qu’on fait des rillettes de canard ? Et l’autre ? Je lui serrerais bien le cou aussi, si j’avais le courage. 
AH, JE N’AI PAS LE COURAGE ! TU VAS VOIR ÇA, LE CANARD !!! 
J’ai attrapé une des bestioles qui flottait dans son bac et je l’ai balancée au milieu des autos-tamponneuses. ET COIN ! Dommage que ce ne soit pas la tête de l’autre. Mais ça, c’est vrai, je n’aurais jamais osé. 
Hop, un autre canard, un petit, sans défense, con comme une poule, il n’a même pas protesté. Sur les autos-tamponneuses ! COIN COIN ! Si l’autre avait été aussi tranquille, j’en aurais fait trois bouchées et j’aurais aussi jeté les morceaux. Et vlan, un autre caneton ! 
Re-COIN !!!! 
La fraîcheur de la nuit me fait du bien, et l’eau qui gicle des canards à chaque lancer également. C’est là que je m’aperçois que la pseudo soucoupe volante dans laquelle j’ai dormi porte le numéro 2. Le numéro 2 ! C’est bien ce que j’étais pour l’autre, c’est bien ce que je suis ! Sale OVNI ! Prends ça ! Paf, un canard dans la tronche ! COIN ! et encore un ! COIN ! Et encore ! 
Les volatiles se laissent balancer sans broncher, le bac se vide au fur et à mesure de ses occupants. Animaux inutiles, animaux stupides. Le vaisseau spatial pailleté se remplit petit à petit, mais son numéro me défie toujours. Je m’approche du manège en regardant bien le 2 dans les yeux. Pour une fois que j’ose regarder quelqu’un dans les yeux… Mais quand j’aperçois tous les cadavres de canards empilés dans la nacelle, je perds mes moyens. Je ne suis pas un tueur de canard… C’est l’autre qui a fait ça de moi. Je m’effondre, j’hésite entre pleurer et vomir. Mais l’un comme l’autre, quel triste sort pour des palmipèdes… 
Je suis un pleutre. Et je sais bien ce que l’autre aurait dit : t’es un dégonflé ! Tout ce que tu mérites, c’est d’aller au coin. Au COIN ! COIN ! COIN ! 
COOIIIINNNNNNNNNNN !!!!!

vendredi 7 juin 2013

L'art d'accommoder les pestes (JPH n° 160)

Jeu littéraire du forum A vos plumes (proposé par moi-même) : écrire un texte dont au minimum la scène la plus importante devra être centrée sur la préparation d'un aliment ou d'un plat. Contrainte supplémentaire : utiliser au moins trois expressions contenant des noms d’animaux comme un temps de chien, poser un lapin, avaler une couleuvre, etc. 

Nom d’un chien ! La vache pèse un âne mort, une carcasse d’au moins cent soixante livres ! Et j’ai pourtant déjà débité la tête – ne nous décourageons pas, au boulot !  J’ai d’abord émincé un oignon, évidemment j’ai eu les yeux qui pleurnichent. J’en ai réservé un peu ; quand j’entendrai Luc rentrer, je me frotterai les paupières avec, mon regard rougi me donnera sans doute un air de remord et quelques larmes de crocodile.  
Évidemment, la première fois que Luc m’a vu découper sa petite amie du moment, il a été un peu choqué. Il s’est même permis des critiques mais elles ont glissé sur moi comme l’eau sur le dos d’un canard. Tout ça, c’est pour son bien. Et ne croyez pas que je sois ce genre de mère possessive qui veut absolument garder son fils pour elle ! Vraiment pas. Mais cette fille était trop grasse. D’habitude, je donne les os aux chiens et je fais des bougies avec la graisse ; là, j’ai de quoi faire un cierge pascal grand modèle !  
J’ai mis l’oignon à dorer dans l’huile d’olive, l’odeur a recouvert celle de la viande froide. Et il y en a une telle quantité ! Assez pour le bourguignon de dimanche (et pourtant, nous serons dix-huit à table). Je vais même pouvoir en congeler. Mais avec un fils chaud lapin, il va falloir penser à investir dans un congélateur de taille industrielle.  
J’ai découpé les cuisses en premier, enlevé la peau sans difficulté, cette peau que Luc avait caressée. Une peau flasque ; cette grue avait sans doute déjà vu le loup bien des fois, et toute la meute. Après avoir consciencieusement réduit la viande en cubes réguliers, je l’ai jetée dans la cocotte où elle a émis son grésillement caractéristique. J’ai ajouté du thym frais, quelques tours de moulin à poivre, deux ou trois gousses d’ail et – secret transmis par ma mère – un trait d’armagnac qui, en plus du vin, lui donnera une saveur unique. Mais c’est un ingrédient de fabrication que je garde pour moi, ce n’est pas demain que le chat sortira du sac.  
Avec la précédente, j’avais confectionné un énorme pâté en croûte qui avait ravi tout le monde ; même Luc m’avait félicitée. Il me fait si rarement des compliments ; j’étais aussi heureuse qu’un singe avec sa queue. Il faut dire qu’en matière de cuisine, Luc s’y entend comme un coq pour pondre des œufs. Dans ce domaine, il ne tient pas de moi, c’est évident ! Heureusement que je suis toujours là pour lui procurer une alimentation équilibrée, riche en protéines. Mais je n’oublie pas les recommandations du Ministère de la santé pour autant : j’ai épluché des carottes – l’idéal avec le bourguignon.  
J’ai touillé le contenu de la cocotte, ajouté un peu de piment (la viande peut être si fade parfois), mis le couvercle et baissé le gaz ; la cuisson à feu doux est la clef de la réussite. Puis j’ai fini mon opération d’équarrissage, un travail titanesque, je soufflais comme un phoque. J’ai mis chaque morceau dans un sac congélation dûment étiqueté et daté ; pas question d’ingurgiter quelque chose de périmé ! J’ai réuni les os et les abats pour les bêtes – j’avais déjà mis le sang en bouteille, mais je n’avais pas le courage de faire du boudin dans l’immédiat. Rien ne presse de toute façon car, comme me le répétait souvent mon père, un porc acheté à crédit grogne tout l’année.

lundi 20 mai 2013

Bleue comme une orange (JPH n°159)

Jeu littéraire du forum A vos plumes ; écrire un texte sur le thème de l'eau ne contenant pas les mots suivants, ainsi que tous leurs dérivés (verbes, substantifs, adjectifs...) : eau, couler, reflet, pluie, liquide. 

Orange. C’est la couleur du canot de sauvetage, ce canot minuscule sur lequel je me suis réfugié. De ce dérisoire poste d’observation, j’ai vu la carcasse renversée du bateau sombrer. Puis toute trace de l’embarcation a disparu et j’ai accroché mes yeux aux reliefs hétéroclites qui flottaient encore, objets d’ailleurs plus ou moins identifiables. Les courants m’ont ensuite éloigné de ces quelques débris – je me suis trouvé seul au milieu de l’océan. Seul avec, pour toute compagnie, cette tache orangée ballottée par les vagues. 
Je n’ai jamais eu peur du bain, ni de la piscine et pas encore de la mer. Mais savoir le fond marin si lointain, ces centaines de mètres, ces kilomètres mouvants sous mon misérable esquif, me terrorise. Plus que les requins et autres carnassiers, c’est l’inconnu – l’insondable – que je crains. Je plisse les yeux ; pas de terre en vue, rien à quoi me raccrocher que le plastique du canot. Je n’ai guère de connaissance en courants océaniques mais je sais que j’en suis à présent le jouet. Qui sais si le Gulf Stream ou l’un de ses frères (ou sœurs) ne va me happer, m’éloigner de toute côte plutôt que de m’en rapprocher, me conduire inexorablement vers le Nord ? 
Bizarrement, en plein Atlantique, c’est bien la soif que j’ai ressentie juste après ma peur irraisonnée des abysses. Le soleil brûle, mes lèvres sèchent, et je sais que m’abreuver de salinité marine me conduirait inexorablement à la mort. Au demeurant, ne pas boire produirait un effet identique. Tout bon manuel du naufragé conseillerait de boire son urine (qui contient de plus moult sels minéraux bénéfiques à l’organisme) pour éviter la déshydratation. L’instinct de survie peut pousser à bien des extrémités mais j’hésite ; j’hésite et je contemple les flots ondulants, je regarde le soleil carnassier qui descend progressivement jusqu’à l’horizon. 
Enfin il fait nuit, la chaleur s’est enfuie, un froid mordant me transperce. Noir sous moi, les fonds marins – noir autour de moi, l’obscurité ; noirceur partout. Est-ce l’effet du froid ? Des larmes roulent sur mes joues, leur sel agresse mes lèvres fendillées avec ironie. Je maugrée contre cette humidité qui s’échappe de mon corps, le dessèche goutte à goutte. Mais les pleurs sont plus forts que ma volonté. Ma vie s’enfuit par mes yeux et je reste prisonnier de mon habitacle microscopique. 
Après la nuit vient le jour, après la soif reste la soif, encore et omniprésente. L’aube se montre, une lueur vague. J’entends un claquement et mon regard fouille le lointain pour en découvrir la source, longtemps, avant de m’apercevoir qu’il ne s’agit que de mes dents qui s’entrechoquent. Au loin, en place de l’horizon aqueux, j’aperçois un mur, un mur que le soleil peint d’orangé. Une muraille brillante, aveuglante même, la Grande Muraille de glace – et ce froid, plus intense à chaque minute. Ma peau est bleue, comme l’océan, seuil de la cryogénie – l’iceberg grandit à vue d’œil mais sa teinte safranée ne devrait-elle pas être celle du crépuscule ? Le temps s’est emmêlé autour de moi. Cette glace orange, fraîche comme une mandarine, parfumée, sucrée peut-être. Orange comme mon canot de sauvetage dont mes lèvres épousent le plastique insipide. Le soleil se lève. Le soleil se couche. Orange.

mercredi 10 avril 2013

Férir (JPH n°156)

Jeu littéraire du forum À vos plumes - écrire un texte incluant un téléphone sonnant en pleine nuit, et ce au milieu du texte (à une centaine d'espaces près), élément qui devra être inattendu et jouer un rôle important dans le texte. 

J’avais imaginé que l’oubli viendrait, à la manière des objets trouvés sur lesquels le possesseur perd tout droit après un an et un jour. Mais l’année s’était écoulée, l’image de Luka ne s’était pas estompée – à force d’être étouffée, elle prenait même une ampleur qui occupait tout l’espace, tout mon espace. 
J’avais attendu un an sans qu’il me donnât aucune nouvelle, ni lettre, ni appel, il aurait aussi bien pu être mort. Puis ce jour supplémentaire, ce jour de trop, et s’il n’était pas mort, je le serai sans doute bientôt. J’avais longuement réfléchi au moyen d’en finir mais, il fallait l’avouer, j’étais lâche, j’avais peur de souffrir. J’avais pensé à la défénestration mais la chute aurait désarticulé mon corps, irrémédiablement, ce corps que Luka aimait, à sa manière. Finalement, la violence m’était étrangère, sauf peut-être celle que je m’infligeais maintenant, sauf peut-être celle dont Luka faisait preuve, autrefois. Mélanger les médicaments jusqu’à obtenir une dose létale avait été d’une déconcertante facilité. Les avaler également, comme si cela avait été fait par quelqu’un d’autre. Bien sûr, j’avais la bouche un peu pâteuse, l’esprit également. 
Je ne souffrais pas, dans ma chair du moins, je plongeais peu à peu dans une tranquillité sombre, sans doute parce que la nuit était tombée et que je n’avais plus l’énergie nécessaire pour m’extirper du canapé et allumer la lumière. Après tout, l’obscurité convenait parfaitement à mon état, je pourrais peut-être m’agripper à quelque étoile. 
Puis j’entendis cette mélodie ; je crus d’abord que je rêvais mais c’était bien la sonnerie de mon téléphone, cette sonnerie personnalisée qui ne réagissait qu’à son appel. Je tendis la main vers l’appareil, posé sur la table basse, à moins d’un mètre, ce mètre comme un infranchissable obstacle. Il me sembla que mon bras n’avait pas même bougé, mon corps pesait plus lourd qu’un cercueil, il demeurait collé au canapé, alourdi de sommeil. La sonnerie cessa, dans le silence qui suivit j’imaginai la messagerie se déclencher et Luka y graver sa voix. 
Comment m’extirper de cette narcolepsie ? Mon esprit ne fonctionnait déjà plus guère, il suivait le cours d’un fleuve visqueux, sans échappatoire. Puis la sonnerie retentit à nouveau, le même air, le visage de Luka apparut, je sentis ses mains sur moi, ses mains fortes, trop fortes parfois. À nouveau je ne pus bouger ; d’après Luka, j’avais toujours été faible, à raison, je n’avais pas la force de tendre le bras vers lui, une simple pression sur le téléphone aurait pourtant suffi. Malgré la brume, je percevais l’ironie de cet appel advenu trop tard, d’un rien, d’un rien démesuré, mais le sommeil m’empêcha même d’en sourire. 
 J’entendais encore la mélodie mais je n’aurais su dire s’il s’agissait ou non du fruit de mon imagination. Si Luka avait été présent, il aurait pris les choses en main, je connaissais ses coups, ils avaient toujours été des électrochocs, ils auraient été les bienvenus aujourd’hui, ils auraient mis fin à mon inertie. La musique m’accompagnait, elle envahissait la pièce, recouvrait le canapé ; derrière mes paupières, il faisait totalement nuit, sans plus d’étoiles, sauf celles de la mélopée lancinante et brutale de Luka.

mardi 26 mars 2013

Parcours du combattant (JPH n°155)

Jeu littéraire du Forum À vos plumes : écrire une histoire d'espionnage commençant par un microfilm avalé. 

 Je jurerais avoir vu un plombage, et qui dit plomb dit environnement toxique – personne ne m’avait prévenu ! C’est toujours comme ça à l’Antenne : « Tu vas faire équipe avec Jake » et aucun détail. Et franchement, Jake avale trop vite ; je n’ai pas passé plus de 4 ou 5 secondes dans sa bouche (d’où mon approximation quant à son taux saturnin). Mais si j’ai raison, cela promet pour la suite !  
Ouch ! Quelle secousse ! Cet abruti a bien failli faire une fausse route – il faut dire, quelle idée de courir de la sorte avec quelque chose dans la bouche… Attention, négocions habilement l’entrée dans l’œsophage… Oups, de justesse… Ça va un peu vite pour moi là dedans ! Évidemment, mes concepteurs n’ont pas jugé utile de me doter de bras (ou quelque chose dans le même genre), alors c’est parti pour 45 secondes de descente verticale. Encore une chance qu’en courant comme ça il n’ait pas de remontée gastrique !  
Bon, arrivée jusqu’à l’estomac sans dommage. Décidément, je n’aime pas cet endroit et Jake a un goût évident pour la malbouffe. Heureusement, ce coup-ci, j’ai un revêtement optimal ; la dernière fois, j’ai manqué d’être dissout par l’acide gastrique et la pepsine. Quand je pense à ces puces qui se plaignent d’être tout simplement placées sous la peau… Voyons, le chyme se met en mouvement, il s’agit de suivre son cours qui n’est, comme dirait l’autre, jamais paisible. Maintenant, atteignons l’intestin grêle – pas de souci, je suis un professionnel du passage de pylore. Et hop ! en beauté ! Et c’est parti pour 7 mètres de péristaltisme forcené, mais satané duodénum, je hais la bile !  
Aïe ! Mais qu’est-ce qui se passe ? Ma parole, ce crétin de Jake est en train de se faire tabasser. Ça va être coton pour avancer incognito, on dirait que toutes ses villosités se sont donné le mot pour m’arrêter ! Mais barre-toi donc Jake ! Ah, tout de même ! Là, je parierais qu’il galope à nouveau, et comme un dératé. Il ne faudrait pas qu’il attrape une balle au vol, les hémorragies ne sont jamais bonnes pour mon avancement.  
Allez, encore un goulet d’étranglement… pas terrible ce cæcum… Mais je ne vois pas l’appendice ! Quand je pense que Jake affirme qu’il n’a jamais subi d’opération ! Ben mon côlon, ça sent pas la rose ici ! Et allez escalader un intestin ascendant sans bras ! Si je n’ai pas une médaille pour ça ! Mais, ce ne serait pas des polypes ça ? Et toute une colonie encore ! Ma parole, l’ennemi est dans la place – faufilons-nous habilement, l’air de rien, mimons l’étron… Hmm, même les bactéries n’ont pas l’air très amical dans ce coin. Heureusement, il n’y a plus de mouvements superflus, Jake a dû s’arrêter quelque part.  
Oh ! Rectum en vue ! Je suis au bout de ma course – j’espère ne pas avoir été suivi, difficile de s’y retrouver ici, il y a un monde fou et les polypes sont des rusés, ils passent le plus souvent inaperçus. Courage, c’est ma dernière ligne droite. Quand je pense que certains appellent ça l’ampoule rectale ; tu parles d’une ampoule, il fait noir comme dans un four. Ah non, ça y est, j’aperçois de la lumière au bout du tunnel, je vais pouvoir respirer. Il n’y a plus qu’à se laisser glisser habilement – gare à la chute ! Mais, mais… que vois-je ? Non, pas ça ! pas ça ! Non, pas les hémorroïdes !!!...

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
Accueil

Retour à l'haut de page