Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

dimanche 4 décembre 2011

La paix des ménages

Un conte pour les enfants ?

Il était une fois une petite fille nommée Albany qui avait vraiment un très sale caractère. Parce que c’était le jour de son anniversaire, elle entraîna sa mère dans les bois pour aller chez sa grand-mère car elle était sûre que celle-ci lui donnerait un cadeau. La mère d’Albany était fatiguée et aurait préféré rester chez elle, mais la petite fille était capricieuse et ne voulut rien savoir. De plus, comme elle trouvait que le trajet était trop long et que sa mère traînait des pieds, Albany ne cessait de râler en employant tout un tas de mots grossiers.
Soudain, au détour d’un sentier, Albany et sa mère tombèrent nez à nez avec un loup (c’est d’ailleurs ce à quoi il faut s’attendre lorsqu’on se promène en forêt). Mais il ne s’agissait pas de n’importe quel loup, c’était le loup le plus grand et le plus vorace qu’on ait jamais vu, avec un poil sombre et emmêlé et des dents longues comme des couteaux de cuisine. Évidemment, la bête se jeta sur Albany, lui arracha la tête d’un coup de patte et dévora le reste du corps en une seule bouchée. La mère d’Albany, terrorisée s’enfuit en courant.
De retour dans sa maison, elle annonça la terrible nouvelle à son mari et tous deux pleurèrent la mort d’Albany. Cependant, les jours passèrent et les parents trouvèrent leur demeure bien calme sans les cris et les ronchonneries constants de leur fille. Ils pouvaient à nouveau discuter sans entendre de hurlements, vivre dans des pièces sans désordre et sortir le soir sans avoir à payer une baby-sitter qui coûtait un bras. Ils étaient si heureux qu’ils renoncèrent bien vite à avoir un autre enfant.
Les parents de feue Albany avaient des voisins que leurs trois enfants faisaient constamment tourner en bourrique. Ils eurent pitié d’eux et leur racontèrent comment le loup avait radicalement changé leur vie en y apportant enfin de la tranquillité. Les voisins conduisirent donc leurs rejetons dans la forêt où, comme il fallait s’y attendre, le loup les dévora (en trois bouchées cette fois-ci). À son tour, l’heureux couple redécouvrit le plaisir d’une vie paisible. Peu à peu, le bouche à oreille se répandit dans toute la ville et presque tous les parents finirent par se rendre en forêt, offrant parfois au loup en plus de leurs enfants un gâteau au chocolat ou des cigarettes.
Malheureusement, même si le loup était énorme et goulu, il devint gros et gras et éprouvait de plus en plus de difficulté à finir les enfants qu’il commençait. Enfin, un jour qu’il dévorait un garçonnet particulièrement odieux, il eut une indigestion importante et mourut, au grand désespoir des parents qui ne s’étaient pas encore débarrassés de leur progéniture. C’est depuis ce jour et la disparition de ce pauvre loup mort de ses excès que les parents sont à nouveau obligés de supporter le mauvais caractère et les caprices de leurs enfants.
Mais tout espoir n’est pas perdu puisqu’on raconte qu’une association, sans doute d’utilité publique, se bat pour la réintroduction des loups dans nos contrées…

dimanche 27 novembre 2011

Onze (et quelques)

Onze traverse la rue, elle longe le mur du collège, sous ses pieds le trottoir défile, les choses les plus ordinaires ont pris un goût insolite.
Onze, c’est son âge, c’est aussi son nom, Onze qui a vêtu aujourd’hui cette jupe un peu courte, un peu trop, et ce chandail sans décolleté mais dont la maille fine dessine sa poitrine naissante. Elle bombe le torse, ses deux avortons de seins à l’assaut du monde. Sa mère ne l’a pas vue quitter la maison, elle lui a emprunté un rouge à lèvres, elle a souligné sa moue, est sortie la tête baissée, comme honteuse, et libre. À présent libérée du joug parental, elle se dresse, sa fierté forme une aura mouvante ; elle est déjà femme, elle le sait – elle sera toute sa vie une enfant, de cela elle ignore tout.
Elle se gausse de ses condisciples, ces gamines mal dégrossies dont le corps pataud peine à sortir de l’innocence. Onze se targue d’être une exception, elle chemine de l’enfance à l’adultat ; pourquoi s’embarrasser d’une adolescence maladive ? Elle ne souffrira pas de cette chair en transmutation, elle la sublimera, elle la sublime déjà, elle en joue. Ses vêtements lui offrent quelques années, sa coupe de cheveux encore une ou deux croit-elle lorsqu’elle détaille son image spéculaire où se peint un avenir immédiat, un monstre temporel et impossible. Elle tourne son visage, son profil est parfait, elle contemple les trois grains de beauté qui marquent sa joue d’un triangle presque équilatéral.
Onze sort du collège, elle traîne devant le portail au milieu des autres, elle resplendit de se savoir singulière, elle arbore sa nubilité comme elle porterait une tiare, avec noblesse et un rien de condescendance. Certaines de ses camarades sont attendues, elle voit leurs pères qui la regardent avec concupiscence, avec embarras également, ceux-là même pour qui elle n’était hier qu’une fillette. Elle redresse un buste hautain, entrouvre ses lèvres, y laisse apparaître l’extrémité de sa langue ; la vie se déplie enfin, une beauté est née, terrible.

mercredi 31 août 2011

Une chance au tirage (JPH n°116c)

Jeu du forum À vos plumes : écrire un texte dont la première phrase est imposée.

« Désolée, mais je crois que vous vous êtes trompé de numéro ! » jeta la demoiselle, regardant d’un air pincé le carton que je tenais à la main. Je remballai donc mon sourire et mon 6 ridicule. Et comme pour prouver mon outrecuidance, elle retourna négligemment sa propre cartoline, transformant son 6 en 9. Il n’y a rien de plus avilissant que ces soirées pour célibataires auxquelles des amis bien intentionnés vous convient avec l’intention affichée de vous caser. À l’entrée, on vous distribue un numéro, vous avez toute la nuit pour retrouver le porteur (ou la porteuse) du même nombre, celui-ci (ou celle-ci) étant censé(e) être à votre goût. Quant à moi, j’errais parmi la foule compacte à la recherche d’une hypothétique âme-sœur. Près du buffet, j’aperçus un barbu ventripotent comme moi porteur du n°6 ; j’eus un instant de frayeur avant de comprendre que ledit numéro, à coup sûr renversé, était destiné à la demoiselle elle-même retournée, une sorte de petite vengeance.
Enfin, après d’âpres explorations, je mis enfin la main – littéralement – sur mon propre n°6, une alléchante brunette, dodue mais terriblement gironde et, chance supplémentaire, peu farouche. Nous échangeâmes quelques propos décousus, nous bûmes un ou deux verres et nous retrouvâmes l’un sur l’autre dans le vestiaire, faute d’endroit plus approprié. Je me demandais même pourquoi l’organisateur de ces rendez-vous n’avait pas mis également quelques chambres à disposition. Cela dit, nous étions affalés sur une pile de manteaux, ce qui ne manquait ni de confort, ni de sel. Si n°6 était hospitalière, elle était également d’une discrétion frisant le mutisme : je ne sus pas même son nom (je ne gardais que son carton numéroté qu’elle avait abandonné sur le sol, à côté des manteaux froissés par nos ébats) et, notre affaire faite, elle disparut sans un mot.
Mais pas sans souvenir ! Quelques jours plus tard, je ressentis des démangeaisons, d’abord diffuses, au niveau de mes œuvres vives. Les picotements légers s’intensifièrent jusqu’à devenir insupportables, je me tordais de douleur, j’avais des pics de température mais, pire que cela, toute miction m’était devenue impossible. Ma vessie menaçait d’exploser – c’était du moins mon ressenti – et je me rendis en titubant aux urgences de l’hôpital. Au lieu de s’apitoyer sur ma souffrance, le personnel de garde me demanda seulement ma carte vitale et, lorsque j’ouvris mon portefeuille pour l’en sortir, le carton portant le vénéneux n°6 s’échappa avec ironie. Après une interminable attente, je me retrouvai dans une position humiliante, tandis qu’un urologue (du moins j’espérais que c’en fût un) m’examinait avec bonhomie. Ma vessie formant globe, il m’annonça sans préambule la pose d’une sonde urinaire pour me soulager dans un premier temps – le traitement viendrait ensuite. Mais je ne fus pas tant mortifié – d’aucuns apprécieront l’humour grinçant de la situation – que lorsqu’il demanda à l’infirmière : « Pouvez-vous me passer la sonde n°6, s’il-vous-plaît ? »
Je fermais les yeux, tentant d’oublier les soignants scrutant mon intimité et les gestes qu’ils s’apprêtaient à effectuer. Au propre comme au figuré, j’avais vraiment tiré le mauvais numéro.

lundi 18 juillet 2011

Émoi et moi (JPH n°115)

Jeu à consignes du forum À vos plumes : écrire un texte dont le personnage central est un grand timide. Contrainte supplémentaire : utiliser au moins 6 fois "chaque fois c'est pareil".

De loin déjà, Sa silhouette s’est dessinée parmi les autres, plus clairement, plus hypnotique. De loin déjà, j’ai imaginé Son regard se posant par hasard dans le mien et j’ai rougi, un picotement s’est manifesté à la racine de mes cheveux. Chaque fois c’est pareil…
Chaque fois c’est pareil, disais-je, je maudis la pusillanimité qui m’étreint, je me voudrais viril et rodomont ! Mais de cette assurance, point ! Je me tords les poignets, je bafouille empêtré dans un embarras plus lourd qu’un âne mort. Chaque fois c’est pareil, Elle me croit bègue, ou demeuré, voire les deux ; chaque fois c’est pareil, Elle me toise avec commisération, au mieux avec attendrissement. Ses yeux me détaillent, Sa bouche s’entrouvre, sans doute pour me narguer et j’y entrevois Ses dents fraîches qui, je le sais, cachent de leur blanc écrin une langue lascive. Et pourtant, de lascivité, je ne connais que la mienne qui me titille, je poursuis dans mon corps le trajet d’étincelles voluptueuses. Mais Elle passe, hautaine, et je garde pour moi mes déflagrations érotiques, je les ressasse dans la solitude ; désirs ni éteints ni assouvis.
Chaque fois c’est pareil, Elle sourit de mes efforts pour l’approcher, mes efforts misérables et maladroits. Elle me parle comme à un frère, moi qui ne la verrais telle une sœur, si ce n’est incestueusement. Elle me parle comme à un saint, moi qui imagine Sa poitrine sous son pull, Ses hanches sous Sa jupe étroite, si étroite qu’elle en souligne la découpe de Son sous-vêtement. Je me penche vers Elle, je susurre à Son oreille, Elle rit (ne devrait-Elle pas, le proverbe le dit, être à moitié dans mon lit ?) mais jamais Ses lèvres ne se posent sur ma peau, jamais les miennes n’effleurent Sa carnation parfaite. Chaque fois c’est pareil, cette aguicheuse redresse Son épaule immodeste, rehausse la courbe de Son sein d’une torsion érotique du torse – tandis que je ne Lui réponds qu’en gestes émotifs, en propositions confuses. N’est-ce pas pure cruauté que d’ainsi profiter de ma gaucherie ? Que les Dieux ne m’ont-ils façonné monolithique et hardi !
Pourtant, j’ai posé mes mains sur Son sein et Elle n’a pas hurlé – les choses sont souvent plus simples qu’on ne les imagine. Définitivement, Sa peau est douce et, croyez-moi, j’en ai exploré tous les secrets, environ 2 m² d’épiderme si j’en crois les précis d’anatomie. J’ai pu m’épancher, un peu libidineusement je l’avoue, ma réserve naturelle ne met guère de subtilités à ma disposition, et la fin ne justifie-t-elle pas les moyens, même lorsque je suis sur le point de les perdre ? Finalement, j’ai posé mes mains sur Son corps, partout où l’envie m’a guidé, enfin sans atermoiements, avec un plaisir non dissimulé. Évidemment, il est bien connu que les allumeuses ne sont pas les plus expansives et Elle ne pouvait guère me rendre mes caresses, soigneusement liés qu’étaient Ses poignets et bâillonnée Sa bouche. Chaque fois c’est pareil…

mardi 12 juillet 2011

Horloge andronique (ζ – Lips, seuil contraire)

Un temps, j’ai vieilli ; mes doigts ont poussé, croches, tarentuleux – un temps seulement. Puis le processus s’est inversé, comme l’est toujours le souvenir, s’amenuisant, tentant de laisser trace dans l’océan. Tu as accroché ton corps à la poupe du navire, sans doute pour narguer le passé et tu as imploré les vents, tu les as suppliés afin que, favorables, ils renversent la marche des marées, le cours des nycthémères même. Et par leur intercession, la nef s’est entichée d’une avancée négative et toi, sous les reins de la lassitude, tu as détourné ton regard, enfin proue, enfin sauvage.
L’eau s’est écoulée – avec gaieté ? avec paresse ? – avec constance assurément. J’ai posé mon doigt au cœur de la clepsydre, son intérieur a crissé sous ma pulpe, seuls y demeurent quelques signes épars d’humidité. D’autres bourrasques sauraient-elles pousser vers moi des nues amoureuses, porteuses en leur sein d’une vie aqueuse ?
Je tourne autour du bâtiment, j’en cherche une entrée, à moins qu’il ne s’agisse d’une issue, un passage étroit et symétrique, comme l’était ta figure navigatoire. Les aiguilles des boussoles, déraisonnables, ne pointent que leur ignorance ; elles s’affolent, petits spasmes métalliques, sextants en rade, radars à leur tour déboussolés.
J’ai jeté une pierre dans l’océan, les rares vagues n’en ont pas même étouffé le bruit. J’y ai précipité une seconde, puis une autre, inlassablement. Dans un millénaire, dans un million d’années, j’aurai construit un gué vers l’horizon. Sauf à ce que quelque météore n’entraîne la destruction de la terre. Quelque météore ou mon inconscience.

vendredi 8 juillet 2011

Horloge andronique (ε – Notos, pluie cavalière)

Si tu avais fui parmi des brumes moyenâgeuses, j’aurais noyé mon chagrin en un hanap, mais je n’ai qu’un verre, un verre misérable dont le contenu – je l’espère – saura éteindre le feu de l’absence. À travers la transparence, à travers l’eau, j’observe de part en part une vitre floue et la discontinuité de l’existence déformée par ta disparition.
Une averse a détrempé le sol trop sec, l’odeur de terre mouillée se répand, démultiplie l’hypothèse de la fertilité ; une fois encore, la vie s’attache à mes pas et mes empreintes s’incrustent derrière moi. Mon passé semble immuable, rien ne saurait l’effacer, une boue fine se colle à mes semelles.
Tic ! l’aiguille des secondes galope inexorablement.
Tac ! les chiffres du cadran la poursuivent avec assiduité, s’appliquant par douzaine à me convaincre. Soixante minutes dessinent ton visage, reproduisent tes yeux, imitent ton odeur, cette odeur irremplaçable, cette odeur auprès de laquelle tout alcool serait vain. Aussi, je vide enfin ma coupe, cette coupe pleine de désarroi, en gouttelettes volatiles, en avrillées hors de saison. Les éléments miment des pleurs, les météores qui traversent le ciel feignent la silhouette d’un homme, marchant, courbé, debout, qu’importe ! Avançons, à tout prix, même à celui d’humiliantes reptations.

lundi 4 juillet 2011

Solvant universel (JPH n°114)

Jeu à consignes du forum À vos plumes : écrire un texte dont l'action se situe sur une île déserte et mettant en scène un objet central.

Anna aimait la mer, tant qu’elle y plongeait les yeux avec délectation, même lorsqu’elle fut trop faible pour nager, distincts reflets d’écume dans ses iris, petites cédilles aqueuses dessinées à même sa chair. Elle saisissait mon bras et je posais mes lèvres sur les siennes, avec une douceur extrême, craignant sans doute de la briser.
Anna aimait la mer, Anna que je tiens entre mes mains, littéralement. L’urne est froide, lourde de contenant, son contenu, insubstantiel, ne pèse rien que son chagrin. L’urne est pesante, mais si glacée là où le corps d’Anna vibrait, même moribond. J’ai amarré la barque, j’arpente l’îlot, dix fois déjà ai parcouru sa circonférence, irrégulière, âpre également comme les embruns qui la fouettent, âpre comme ma langue gonflée de douleur, iodée de ses propres larmoiements.
Anna est entre mes mains, je l’en délivrerai bientôt, selon ses volontés, ainsi répandue dans les flots, sa poussière se mêlant aux organites marins ; je l’en délivrerai peut-être, lorsque le courage me sera donné de l’abandonner enfin. Dans l’intervalle perdurent mes circumambulations et lorsque je m’aventure trop près de son orée, l’océan me rappelle à lui, son eau m’éclabousse, l’onde réclame son dû de cendres, ses méandres spumeux forment linceul. Parfois, je dépose l’urne au centre de l’îlet et tente de m’en éloigner d’un pas, voire deux ; à dix pas encore mon regard ne la quitte, Anna réduite à ce vil réceptacle, rutilant de son terne éclat. Anna dont les doigts jouent dans le sable, y tracent des arabesques, délicates à son image, Anna dont les soupirs épousent ceux du vent, Anna enivrée des gouttelettes salées, Anna métamorphosée en vase de pierre.
La barque est agitée de remous, la marée s’élève de sa lenteur coutumière. J’ai ôté le couvercle de l’urne et, prenant garde à ce qu’aucun pleur ne les souille, je penche la boîte mortuaire au-dessus des flots, quelques particules d’Anna s’échappent que l’océan engloutit avec indifférence, puis davantage encore. Mais en offrir l’intégralité m’est impossible, je retiens Anna entre mes bras, ce qu’il en reste, une poignée tout au plus, une poignée d’Anna, mon existence réduite à rien, la sienne à encore moins. J’enserre Anna tel que je l’étreignais autrefois, son corps de marbre contre ma poitrine tandis que mes larmes qui ruissellent en abondance se mêlent à la poudre, tant et tant que la cendre deviendrait boue sans le rappel de la mer qui, tout à son flux, a submergé l’îlot, léchant mes pieds avec application.
L’eau s’élève de son lit abyssal, l’eau s’écoule de mes yeux, l’eau dans ses deux mouvements – descente et ascension – se condense au niveau des grains d’Anna. Que les cieux ne viennent-ils bénir pareille osmose d’une pluie toute métaphorique ? La barque a depuis longtemps rompu son amarre, résister à la marée nécessite toute mon énergie, bien sûr vainement. La peau d’Anna avait un toucher lisse, un goût suave ; j’applique mon doigt contre le reste de cendre humidifiée de larmes, la poudre s’y agglutine que je dépose sur ma langue, que j’absorbe de ma salive, encore un nouveau liquide. Rien ne combattra la flamme de l’incinération, rien ne calmera le feu du tourment qui me taraude, rien, pas même l’océan.

mercredi 22 juin 2011

Horloge andronique (δ – Euros, soif inextinguible)

Ton vêtement, gonflé de vent, claquait, s’emplissant, se rétractant, alternativement, telle une respiration hachée, une presque suffocation. Et de cet étouffement ne reste que le souvenir, paraphrasé par les soubresauts d’un drap, les spasmes d’un drapeau secoué de tourmente. Les plissements du tissu se mêlent à l’odeur de ta peau – une odeur bien sûr caduque – s’en emparent, s’en parent, ivres.
Je suis vieux, aujourd’hui cacochyme, ma jeunesse ne s’est pas enfuie, elle s’est recroquevillée en dedans, loin, si loin que moi-même crains de ne pouvoir jamais la retrouver. Car pour ce faire, il me faudrait emprunter un labyrinthe hérissé d’épines où se blesseraient mes chairs ; tout effort de réminiscence ne fait-il pas de moi un Minotaure, aux mâchoires saignantes, saignantes d’une viande déjà corrompue ? Pour chaque goutte de sang répandue, une bribe de ma mémoire se désintègre, une souffrance du manque de toi fond dans le néant, limbes ingrats où tu te noies, itérativement. Le chemin à parcourir serait long, et ardu, j’en reste sur le seuil, par pusillanimité (je redoute la douleur) mais surtout par refus de l’oubli, je me préfère dans l’affliction, voire la désolation, où se trouvent encore des traces de toi.
Par instant, j’imagine un autre corps que le tien, par instant seulement > égarement… Toutes autres caresses seraient pourtant un misérable succédané, une copie aussi pâle que l’était le pli de ton aine, la douceur de ton creux poplité. Mais le stupre me fait défaut, rien ne saurait le pallier, pas même la mémoire ou l’imagination, la main peut-être. Je plie sous le poids de ton absence et, plus je me courbe, plus mon désir croît, inversement proportionnel, jouet de coupables mathématiques. La vie s’acharne à me faire exister, malgré moi.

vendredi 17 juin 2011

Horloge andronique (γ – Apéliote, braise levantine)

J’ai goûté la terre, son goût métallique – et le crissement qu’elle provoque sous mes dents. En d’autres temps, j’aurais juré la chose abjecte, mais les circonstances me façonnent, me laminent surtout, formant sur ma chair des monticules de stupéfaction, des cicatrices interdites. Je ne sombre pas, l’océan est trop éloigné pour m’ensevelir, le sol lui-même ne s’ouvre ni ne m’engloutit ; je ne sombre pas, le vent jamais ne m’emportera, je savoure la glaise dont mon corps se leste, je me gave de boue, je m’alourdis. Tout plutôt que la douloureuse ivresse de l’amertume.
Mes pupilles ont vibré et mes paupières, closes enfin, m’ont suggéré des landes, d’abord stériles. Le soleil s’y est levé, l’eau y a gravé son nom et, peu à peu, quelques animalcules ont été générés. Merveille que la vie liminaire, dans son balbutiement, dans son enivrante éternité ! La glèbe s’est faite fertile, les moisons se pâment, les céréales se multiplient à l’infini, tel l’humain biblique, tel le cancrelat. J’ai croqué la pulpe des fruits, la saveur en était aigre, aussi décevante que l’existence.
Tu as soufflé sur mes cils, avec fraîcheur, tu as saisi mes épaules, tu as posé ta peau contre la mienne, ton sexe contre le mien et le souvenir trace sous mon épiderme des coursives minuscules où s’agite un fiel, comme une gale amoureuse. Ta silhouette se dessine par bribes, erratique, fantomatique, la lumière transperce ta chevelure, de l’intérieur le flamboiement t’illumine, comme des viscères dévorés de feu. Les flammes ont consumé tout lien, avec cérémonie et une certaine grandeur, voire théâtralité, les flammes ont léché tes pieds et tu n’es plus.

lundi 13 juin 2011

Horloge andronique (β – Cécias, nive longue)

Entre les herbes, l’image de ton cadavre repose (te voir en rigor mortis plutôt qu’ailleurs), tes yeux fixent le ciel, reflètent les nuages qui s’y promènent, tes yeux peut-être ensevelis de boue. Tes mains rétractées forment des signes énigmatiques que nul ne saura déchiffrer.
La grêle est tombée, fracassante, et sonore – toujours son bruit t’effrayait, blotti au creux de songes impossibles. Le martellement résonne, s’alterne aux pulsations de l’horloge dont le gargouillis retentit, long borborygme, vidange.
Je suis sorti nu, sans protection, les grêlons battent ma peau, y déposent des marques rouges, puis bleuâtres, autant d’ecchymoses dont la trace décompte le souvenir. Je déambule, les rues se dévident peu à peu, les façades additionnent mes pas avec circonspection, la glace se forme dans mes cheveux, autant de grains frigides façonnant casque de givre. Mon regard se tourne vers l’est et, si la nuit perdure, l’horizon bientôt montrera son croissant diurne, et son espoir héliaque, si humain. Homme je suis, mon squelette me supporte – avec parfois quelques difficultés – mon crâne enregistre données et hypothèses, mes pupilles tentent de fuir l’essentiel ; telle est mon humanité, de chair, d’atermoiements.
Tout, alors qu’il serait si simple de se vautrer dans l’alcool, dans le stupre, avec le plaisir que l’on sait, que l’on suppose du moins. Mais comment, sans toi, jouir de l’aurore, des gouttes éphémères ? Qui sera mon bouclier ?

vendredi 10 juin 2011

Horloge andronique (α – Borée, porte béante)

Tu as fui. Vent de murmure, eau de clepsydre, souffle continu qui remonte mes nerfs en pointe grinçante.
Parmi les tourbillons, j’ai aperçu ta silhouette, flottant entre deux strates d’oxygène. Tu as disparu, ta main, une dernière fois, s’est posée sur mon épaule sans que même tu n’embrasses ni ne m’étreignes. Et minute après minute, je me languis de cet écart et de ton corps dérobé ; tu gis certainement, à moins que ton agonie n’ait point cessé. L’incertitude est ce petit rat, à l’allure presque innocente, dans un couinement ronge ce qui peut encore l’être et jamais n’octroie de repos.
Les girouettes claquent et le borée – dont le hurlement mime une conque morbide – embroussaille tes cheveux, leurs boucles seules semblent me saluer d’un adieu d’éther. Si tu étais un dieu, ta barbe s’enroulerait en spires neptuniennes, si tu étais armide, tes mains frôlant tes reins ébaucheraient un tournoiement, peut-être lascif, peut-être. Et si tu étais janusien, porteur de clefs, mon désespoir n’en serait que plus grand. Mais l’ignorance me caresse de son bénéfice, et de sa douleur. Tu avances, viril et délicat, tu te presses, fluide et voluptueux, tes formes dessinent des traits rapides, en griffures. Tu avances, tu avançais plutôt, dans un passé définitif – tu avançais, je marque une pause, inextinguible, ce temps précieux encore où les larmes offrent l’illusion de la permanence du chagrin, ce temps où l’oubli paraît impossible. Ou monstrueux.

lundi 25 avril 2011

Savinienne post mortem (19 et fin)

Savinienne est décédée aujourd’hui. Elle gît toujours sur son lit, tiède encore, ou à peine. Elle semble apaisée – c’est ce que tous voudraient croire – elle semble morte surtout !
Je frôle ses cheveux, j’effleure ses lèvres, je regretterais presque la salive qui s’en échappait. Je saisis sa main et, soudain, le corps de Savinienne bouge, avec vivacité. Et moi de reculer en sursaut. Savinienne n’est pas revenue de l’au-delà ; simplement, le matelas électrique anti-escarre n’a pas été débranché et la secoue mécaniquement.
Savinienne avait de l’humour, en aurait-elle toujours par-delà la tombe ?
Dans quelques jours, j’irai à la levée du corps. Sa famille sera peut-être là, perdue dans la morgue de l’hôpital. Peut-être. Ou peut-être pas.

lundi 28 mars 2011

-er glaciaire (JPH n°107)

Jeu littéraire du forum A vos plumes : écrire un texte dont un des personnages principaux est une créature fantastique. Consigne supplémentaire : n'utiliser que des verbes du premier groupe.

Je visitai le désert, son sable crissait sous mes pieds, la chaleur qui s’en dégageait s’immisçait dans tout mon corps. Je ne rencontrai point de créatures animales ni de végétation, tout juste quelques rares touffes rugueuses émaillaient-elles l’immensité jaune – et sur cette étendue, si tout semblait sujet à la dessiccation par l’entremise de la stérilité du lieu, l’imagination dessinait des formes irréelles, des mirages magnifiques, parfois dotés d’une apparence charnelle, voire charmante.
Ainsi se présenta Lyane, enchanteresse de granite, sirène sèche et mythologique. Elle arborait une tenue excentrique, voiles diaphanes aux reflets d’indigo dont la teinture avait parcheminé son épiderme d’empreintes bleuâtres. Ces traces formaient des signes ésotériques, des lettres et, comme j’en ignorais le sens, elle écarta les bras, lova mon visage contre ses seins, l’appliqua au creux de son ventre et m’enseigna la lecture de ses incantations peaucières. Je les mémorisai toutes, jour après jour, sans efforts puisque chaque mot se paraît de la beauté de Lyane, toute syllabe s’égrenait au rythme de sa respiration. Elle régnait sur chaque grain de sable, elle ordonnait aux tempêtes qui, en son nom, s’élevaient, corrodaient les imprudents, tourmentaient le vol des oiseaux de proie. Ensemble donc, nous régentâmes les cieux, nous domptâmes les insoumis et, avouons-le, je trouvais un plaisir certain à disposer ainsi d’un pouvoir presque sans limites. J’aimais la magie, j’aimais la puissance qu’elle m’octroyait, j’aimais Lyane par-dessus tout, non seulement pour sa sensualité mais pour l’osmose qu’elle avait créée entre nous. Et ce lien, s’il se découpait également sous la sinuosité d’un cordon nous garrottant pour une presqu’éternité, était marqué d’une telle intensité que j’en pleurais quelquefois, au grand dam de Lyane pour qui larmes et eau ne représentaient qu’une souillure indigne de sa vastitude désertique.
Les années passèrent, les siècles se succédèrent et, malgré la science et les incantations de Lyane, ma chair se putréfia peu à peu ; nous comptâmes enfin les jours qui nous séparaient de notre épilogue, nous sanglotions de concert en songeant à notre imminente et définitive séparation. Et tant pis si ces torrents de chagrin générèrent des oasis où l’homme mortel trouverait asile. Enfin, j’expirai dans les bras Lyane, bercé par ses chants, embaumé de ses baisers et, pour toujours, allongé aux tréfonds des sables, là où la fraîcheur se manifestait. De ces profondeurs aréneuses, je diffusai la froidure dans laquelle je baignais vers la surface, vers Lyane qui les discerna. En écho à la douleur qui me taraudait à perpétuité, les charmes de Lyane se vrillèrent, leur contrôle lui échappa. Ainsi tombèrent, en signe de son deuil, dans cette contrée de soleil et de brûlure, quelques flocons, puis des nuages entiers, enfin la neige qui se précipita sans mesure, habilla rapidement le désert d’une gangue de glace et de blancheur, aussi immaculée que la mort, gangue qui décima d’ailleurs la rare faune locale. Mais ces extinctions ne symbolisaient-elles pas avec exactitude la fin d’un temps, celui où la ruine de toute chose se justifiait ? Surprise climatique, permanence nivéenne, désespoir, éternellement.

lundi 3 janvier 2011

Porte étroite (JPH n°101)

Jeu d'écriture du forum À vos plumes. Sujet : écrire un texte racontant l'histoire de deux personnes qui, au début, se détestent et finissent par s'apprécier ou s'aimer. Inclure également au moins trois phrases non verbales.

Avant même qu’elle ne naisse, je l’ai haïe. Je la sentais s’affairer dans mon ventre, se jouer de ma chair, gonfler mon corps parfait de son excroissance. Elle martyrisait mes hormones, exacerbait ma libido alors même que son père avait décampé. Et je me serais enfuie également si j’avais pu ; mais comment échapper à ce qui vous ronge de l’intérieur, littéralement ? Impossible ! J’étais ma geôlière. Une prisonnière de ses propres cellules, comme des traîtresses.
Au fil des mois, j’ai souffert physiquement. Maudit utérus ! Tu m’as tiraillée de toutes les façons possibles, tu m’as enfoncé des aiguilles un peu partout, là où ma protubérance croissait inexorablement.

Et tu es née. Et ce fut pire ! Post partum, animal triste pourrait dire la maxime. Si j’avais été une bête, je t’aurais dévorée. Mais ton expulsion m’a laissée exsangue, sans même l’énergie nécessaire, j’étais une enveloppe creuse où résonnait l’écho du vide que j’expérimentais à te voir. J’ai passé des heures à te contempler, tentant de trouver dans tes mains minuscules une prise à mon rôle, j’ai reniflé ta peau pour essayer d’y découvrir l’odeur de l’amour. En vain, tout cela en vain. Je t’ai portée à mon sein et le contact de tes lèvres, cette vie séparée, m’a dégoûtée – je t’ai donné un biberon. Cet artefact aussi impersonnel que notre relation.
J’ai supporté tes pleurs avec le stoïcisme dû à mon abattement. Puis je les ai écoutés avec attention mais, dans ces braillements, je n’ai trouvé nulle trace de ta filiation. Et lorsque tes cris devenaient trop aigus, seule ma sensation de rien m’a empêché de t’étouffer avec mon oreiller.

Je me suis éveillée un matin, le soleil frappait doucement ton crâne presque chauve, tu semblais si frêle, si fragile que j’en ai été émue. Oh, brièvement, si brièvement ! Mais la faille était là, entre mon indifférence et mon incapacité s’est glissée une lueur, l’espace d’un instant. Puis, tu as émis des bruits étranges et le charme s’est rompu. Je t’ai changée, je t’ai nourrie, à nouveau comme un robot.
Lorsque j’ai enfin pu te regarder dans les yeux, je n’ai pas su si tu me voyais. Il me semblait que tes iris étaient flous, et les miens fous. Je me sentais dépossédée de tout, de moi-même. Puis j’ai osé effleurer ta joue, rapidement, je craignais une brûlure. J’ai osé effleurer ta joue et tu as souri, un sourire à peine esquissé mais que je n’ai pu nier m’être destiné. Et j’ai pensé que j’avais une fille, j’avais une fille, j’avais une fille. Et moi, étais-je une mère ? Pourtant il était trop tard, tu étais là, et nous nous étions – si peu et si imparfaitement – reconnues. Mais néanmoins reconnues. Une porte désormais entrouverte.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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