Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

vendredi 18 décembre 2009

À seule faim

Sursauts, rebonds, et empreintes. Gibier agile en détalant forme trace, croupe bondissante, arrière-train véloce.
Et ces pas en ricochets perdurent, la neige étale trahit tout mouvement, participe à ma traque. Les éléments, comme moi, s’arment d’ardeurs toutes cynégétiques. Le vent même, en allié carnassier, apporte à mes naseaux l’arôme de chair terrifiée – la viande et l’effroi sont deux délices qu’il convient de ne jamais séparer. Un tremblement convulsif me secoue la colonne, mes omoplates tressautent à leur tour, mes cuisses reçoivent une décharge électrique : proie est en vue !
Plus impératives que toute raison, des gouttelettes de bave perlent à mes babines et mon souffle se saccade, des râles de désir vorace calent leurs rythmes sur celui de ma course ; la neige en cédant sous mes pattes produit un craquement faible et délicat. Le festin peine à s’échapper – plus il s’enfuit, plus il est proche : pauvre fin, inéluctable.
Le sang se répand, forme une arabesque presque japonaise sur l’immaculé d’albâtre. Mes yeux jaunes se plissent.

lundi 14 décembre 2009

Savinienne sombre dans l'oubli - 11

Savinienne évoque quelques souvenirs, sourit à une image pourtant floue. Le temps s’étire à l’infini, puis se tait, sans substance. Elle se raccroche à un cliché d’enfance, à son mariage peut-être.
Savinienne se trouble qui, soudain, ne se souvient plus du nom de feu son époux. Ses yeux se figent, une peur diffuse l’envahit – tremblement.
Et de murmurer : « J’ai oublié le nom de mon mari ! Pourtant, j’ai reçu le nouveau ce matin… »

vendredi 11 décembre 2009

Indépendance ou le vide plein

Billet écrit après la lecture de l’opuscule d’Eigil Knuth, « Indépendance, ou la philosophie du voyage en traîneau » (ouvrage quadrilingue en français, groenlandais, inuktitut et russe, agrémenté de nombreux dessins de l’auteur).

Pour paraphraser Indépendance, peut-être eut-il fallu que la feuille restât blanche, entièrement, immaculée même. Car c’est de cela qu’il s’agit, un désert de neige, une étendue sans limite, que ce soit de géographie ou d’esprit.
Au fur et à mesure que les pages de cet opuscule se feuillettent, les édifices nivéens prennent forme, se sculptent de silhouettes multiples – fantômes protéiformes qui hantent ce néant ; le vide se pare de plein. Le traîneau file, traverse la page, se fraie un chemin entre les caractères, atomes noirs et labiles qui épousent sa trajectoire. Le temps n’a pas de prise qui s’étire amoureusement, oublieux même de la nuit, éternelle aube.
La liberté enfin s’impose, aveuglante, statuesque dans son immensité mais sans cesse changeante comme chaque horizon, chaque détour de montagne.
Le texte de cet étrange ouvrage s’égrène en français, groenlandais, inuktitut et russe. Peu importe notre capacité à déchiffrer ces langues millénaires ou à traduire ces signes kabbalistiques, la magie opère, le mystère de la traversée de l’inlandsis s’épaissit encore sous ces alphabets sibyllins. Leur lecture reste énigmatique, à l’instar de ce monde glaciaire où la chaleur brûle le cœur de l’homme et ravive son cerveau.
Imaginons : alors que les triangles, les courbes sinueuses et les diacritiques minuscules de l’inuktitut apparaissent, un doigt avide de retrouver les sensations de l’auteur glisse sur les phrases incompréhensibles. Par un phénomène d’empathie, l’encre se dissout sous la pulpe, des lignes sombres naissent et s’étirent comme les coupures des traîneaux, les ornières peu à peu disparaissent, se font vestiges. Encore un effort et la page devient à son tour inaltérée, quelques manipulations supplémentaires et le livre en son entier recouvre sa virginité.
Ne serait-ce pas un sublime hommage à Eigil Knuth que de lui rendre son ouvrage ainsi purifié, ayant nous-mêmes inclus sa substance dans notre chair, vide de toute empreinte humaine, prêt pour de nouvelles explorations et – souhaitons-le – pour les mêmes extases, les mêmes découvertes mystiques.

dimanche 6 décembre 2009

Naqquq ou comment la fille de la femme-phoque conjugua sa nature duelle

« Et ce bouton, il sert à quoi ? » se demanda Naqquq tout en le manipulant. Elle agitait également le loquet et, soit que la conjonction des deux fût appropriée, soit que le divin Ægir l’ait assistée, elle entendit un déclic discret et le couvercle du coffre s’ouvrit.
L’armure de bois révéla une étoffe étrange, à la texture duveteuse, d’une teinte changeante, grise et mordorée. Naqquq la souleva délicatement, le semblant de tissu se déplia, sa forme évoquait une silhouette marine.
« La peau de la femme-phoque ! » s’émerveilla la jeune femme. « Ainsi, Père, à l’aube de sa mort, ne m’a point menti ; Mère serait une femme-phoque comme celles que la légende traqua de contes en gravures. »
Elle se vêtit de la peau ; celle-ci était douce et chaude, aussi chaleureuse que les caresses, aussi tendre que les étreintes maternelles. Dans ce souvenir lointain se mêlèrent à la mélancolie les sanglots du deuil ainsi qu’une rage contre l’avanie de l’oubli qui faisait de sa mère un ectoplasme voilé par les années.
Aussi, si matutinale que fût l’heure, Naqquq sortit dans l’encore pénombre et erra dans le village enneigé ; les larmes perlaient de ses yeux et gelaient sur ses joues, formant des concrétions désespérées que ni leur amertume ni leur salinité ne dissipaient. Naqquq contourna la butte des ours, là où la dernière maison semble pointer vers le vide nivéen. Elle poursuivit jusqu’aux abords de l’océan, un pâle ensoleillement colorait l’horizon, les vagues se jetaient avec furie vers le rivage, l’eau s’éclatait sur les rochers torturés, l’écume peignait le visage de Naqquq et glissait sur la peau de phoque sans y laisser aucun signe.
« Mère-morte-humaine, loin de ta fourrure pinnipède, comment te rendre ton intégrité ? » gémit Naqquq avec grandiloquence. Elle songea à sa propre nature hybride, elle dont la genèse avait pris forme au sein d’élément aussi antagoniste que l’eau et la terre. Ses pleurs, toujours démultipliés, gonflaient à eux seuls les flots, les lames s’accusèrent, le soleil toujours bas en cette saison nuait d’un à peine jaune le noir des abysses, sans pouvoir le pénétrer pourtant. Le duel entre l’eau sombre et le ciel cireux produisait des reflets bigarrés – l’onde se paraît d’une nitescence surnaturelle, propre à frapper de stupeur marins ou simples mortels.
Cependant, Naqquq, peut-être empreinte de sa nature duelle d’humaine et d’animal, était subjuguée par cette lueur, la couleur même de ses yeux varia jusqu’à en adopter la teinte. La jeune femme se fondait dans l’élément liquide, s’identifiait littéralement au fantôme maternel ; elle se serra plus étroitement encore dans la peau et les pores de son épiderme épousèrent l’intérieur de cuir. Les mains de sa mère caressèrent ses bras, les nageoires effleurèrent son dos – frôlement mythique, reddition filiale.
Le tumulte de l’eau s’agitait à ses pieds, frénétique, et le corps de Naqquq frémissait dans son entier, en symbiose parfaite avec la fourrure de sa mère. L’enveloppe reprenait vie. Naqquq respirait les embruns, le goût du sel palpitait sur sa langue, enivrant comme un nectar, hypnotique comme une drogue. Elle fut agitée de soubresauts qui n’avaient plus rien d’humain, puis d’ondulations, sa gueule s’ouvrit dans un cri rauque, presque obscène ; Naqquq plongea. L’océan l’accueillit, la peau reprenait son ordinaire natatoire et Naqquq plongeait parmi les rouleaux, évitait les écueils côtiers, se jouait des courants.
Naqquq jubilait, ses poumons se gonflaient d’iode et d’exhalaisons salines, ses moustaches comptabilisaient chaque goutte d’eau, fût-elle noyée au milieu des autres. Jamais Naqquq n’aurait imaginé cette osmose sans réserve, ce paradis aussi insaisissable que fluide, elle s’étonna même que la taxonomie eût désigné la femme et le phoque de deux noms différents. Elle aperçut sur sa droite quelques remous, ses congénères venaient à sa rencontre, ses mouvements s’accélérèrent dans leur direction, elle exultait.
Les flots se déchirèrent ; l’orque n’en fit qu’une bouchée.

mardi 1 décembre 2009

Petit papa perdu au plus profond

Allitérations en P sur le thème de Noël...

Plat principal : pintade appétissante et purée précieuse de potimarron au parmesan ; plus pléthore de Pouilly pour la pépie de Papy. En plus de l’apéritif, pardi !
Papa picore le pâté et, petit polisson, papouille les appâts de Perle. Perle, pas pimbêche, se penche plus près, pérore un peu pour le principe et plonge ses paumes sous le pull de Papa à la pointe du plaisir. La réception, en plein apparat, permet des privautés et les parures du sapin répètent les postures des protagonistes, peu ou prou. De pâles suspensions prêtent leurs poudroiements imprécis aux impudeurs du repas.
Le Père Pie pousse un psaume, puis s’époumone en poèmes passionnés, prêchant l’opprobre contre les pêcheurs, puis appelle à la pénitence. Pamela s’approche et lui pelote le paquet, le psautier du père s’aplati par terre et sa pruderie périclite. Pamela, professionnelle du patin, le pousse vers une pièce proche et prolonge la première provocation, sans réprobation du prêtre.
Papy s’approche de Pénélope, perverse et pulpeuse, et lui pince la pointe du pistil, puis plus encore. Ses prunelles pétillent, ses papilles postillonnent, ses poils opalins de Père Noël paillard passent près de la poitrine ; il pose sa pipe et pratique un placage pas pusillanime pour un kopeck. Son paletot purpurin est déposé, son pantalon peu après, le petit pinson pointe et pépie, primesautier.
Quel plaisir de passer ce pieux souper à La Poule tapineuse, auprès de personnes publiques et pas prudes, plus portées sur les parties de peau que la prière !

samedi 28 novembre 2009

Le ruban de Möbius (JPH n°74)

Le couloir du service de long séjour gériatrique s’ouvre, sur sa droite, d’une multitude de seuils rectangulaires. Sur la gauche, des fenêtres vastes mais toujours closes – prévention d’hypothétiques autolyses, terme désincarné s’il en est – donnent sur un jardin vaste et arboré. La rareté des espaces verts hospitaliers en fait un éden particulier où les feuilles mortes et rougies dessinent une marqueterie cramoisie, paradis presque virtuel puisqu’aucun patient n’y a accès faute de visites et d’un nombre de soignants suffisant.
À chaque fois, on est saisi par l’immobilité qui y règne ; le temps est figé – il ne s’agit pas de mort, mais plutôt de non-vie. Les corps également semblent presque inanimés, recroquevillés sur les lits, creusant des dépressions salvatrices dans le moelleux des oreillers, enfouissant des têtes hirsutes. Quelques uns, rares, déambulent, éperdus et hagards. Certains vous invectivent d’une rafale de mots sibyllins. L’agression est aussi olfactive, remugles d’urine et de toutes substances échappées qui vous coulent dans la gorge comme un gel corrompu.
À l’image de l’enfer dantesque, ceux qui y entrent abandonnent tout espoir et si, d’aventure, quelques velléités de liberté subsistent encore, elles sont rappelées à l’ordre par un ou deux hypnotiques, garants de la sécurité et de la tranquillité de tous, du système pour le moins.
Et pourtant, ces peaux parcheminées et flasques que personne ne caresse sont douces, toutes flétries soient-elles ; elles frémissent au moindre contact, se tendent amoureusement vers une main en quête de reconnaissance. Cet épiderme terne et nauséabond est toujours le siège de sensations, le repère de souvenirs, le creuset d’effleurements. Au-delà de cette grisaille de peau s’épanouit le vieux cœur d’un enfant, palpite la vie d’un homme qui fut fier, d’une femme qui fut belle. En y regardant mieux, on aperçoit des étreintes, on entend l’appel du câlin.
Derrière les yeux fous, les paroles erratiques, des sourires émergent, timides mais illuminés, des rasades de bonheur, des espaces minimes mais primordiaux de vie, là où elle existe encore, tenue mais porteuse d’espoir.
Derrière les carcasses tordues, les excroissances tératologiques, les râles mêlés de bave, il ne faut guère d’effort – ou une foi désespérée – pour voir courir des humains frêles et joyeux, pour s’immerger du bonheur d’avoir conquis leur confiance, pour traverser l’étincelle, pure et inentachée.
Des iris décatis et délavés m’observent, les pupilles se rétractent – sourires oculaires – et nous sommes deux êtres, vivants et émerveillés, éblouis de nous reconnaître, de nous considérer, d’envisager un avenir commun, un avenir de douleur sans importance où notre relation trouvera sa place, jour après jour, nuit après nuit. Contact primordial, nous jouons notre humanité, nous nous jouons d’elle, nous vivons empathiquement.
Le couloir du service de long séjour gériatrique s’ouvre d’une multitude de seuils. À mieux y regarder, la vie jaillit par chaque porte, l’amour déborde des murs, s’étale sur nos visages, nous qui sortons, qui parcourons le monde, ivres d’être reconnus et pleins du regard de l’autre.

mercredi 18 novembre 2009

Bergère, et ron et ron

Texte à consigne du forum littéraire Place des mots : raconter ce qu'a vu, vécu, perçu, un objet de votre choix.

Parce que j’ai les bras grand ouverts, chacun s’octroie des privautés à mon endroit, inconnus compris. Parce que mon giron semble accueillant, on s’y vautre sans ménagement, sans plus de considération pour ma personne qu’un chien pour un réverbère.
Imaginez une vie promise à une solitude insondable tout au long du jour et dont les soirées ne seraient que le fardeau d’une succession de fondements, de taille et de consistance aussi diverses que l’odeur qui en émane.
Pour ce qui est des journées esseulées, j’avoue exagérer quelque peu car Lüm me tient le plus souvent compagnie, compagnie qui est d’ailleurs la seule à m’agréer. Lüm saute souplement sur mon assise, forme une boule compacte de son corps et, outre la douce chaleur qu’il dégage, il fait vibrer délicieusement toute mon ossature de bois de ses ronronnements satisfaits. Lüm doit son nom à son pelage d’un blanc éclatant, autant de poils ivoirins qui contrastent après son départ sur le tissu sombre, mais élégant, dont je suis recouverte. Je lui pardonnerais volontiers ses écarts pelus si Mâle ne s’escrimait à les ôter tous les soirs à grands coups de tapes vengeresses, comme si j’y étais responsable de ces traces de pilosité. Chose faite, il se laisse choir sur moi de tout son poids – et Mâle en fait un certain – en poussant de surcroît force jurons contre la gent féline.
Le plus rude vient ensuite, Mâle se vautre tant que parfois le coussin de mon assise menace de tomber avec lui bien que je tente de le retenir en haussant l’accoudoir. Car ce coussin, outre sa fonction de confort, est ma parure, mon unique rempart contre la sueur de Mâle et ses vêtements synthétiques dont mon tissu abhorre le contact.
Qui plus est, Mâle est sujet à d’horribles et malheureusement fréquentes flatulences dont il se libère sur ma personne. Vil personnage ! Que ne suis-je une soue pour les cochons, ma vie ne serait guère différente ni plus enviable ! Pour tout dire, Mâle porte bien son nom, lui qui dégage une odeur toujours virile et le plus souvent méphitique.
Certaines soirées, Femelle prend la place de son bouc et, si le poids est ainsi moindre, le reste laisse à désirer. Côté volume, Femelle écrase uniformément mon assise et je soupçonne même quelques parties d’en déborder. Pour être honnête, Femelle n’a atteint cet encombrement que depuis la venue de Morpion. Morpion est le petit de l’espèce et je crois savoir que l’on appelle les rejetons humains du doux nom de trousse-pet, appellation qui lui sied à merveille tant la chose n’a rien à envier à son géniteur quant à ses émanations anales.
Mais tout cela ne serait rien si Morpion n’avait la détestable habitude de baver allègrement sur mon revêtement qui s’en trouve ainsi irrémédiablement taché. J’ai entendu avec horreur Femelle parler de me recouvrir d’une housse ; et ses velléités en matière de décoration sont aussi raffinées que son goût pour les hommes aromatiques. Si mon menuisier paternel me voyait ainsi attifée, j’en mourrais à coup sûr de honte, lui qui m’a dotée d’une peau grise et veloutée, du plus bel effet !
Enfin, Morpion pulvérise consciencieusement ses gâteaux secs sur moi, ce qui m’occasionne de terribles démangeaisons lorsque les miettes s’insinuent sous mon coussin. Morpion est également devenu maître ès escalade, notamment de mon dossier qu’il attaque toujours par la face arrière, sournoisement, au risque que nous tombions de concert ; ce qui d’ailleurs est déjà arrivé – détestable souvenir, puisque je me suis alors renversée avec fracas et retrouvée, à mon grand embarras, les quatre pieds en l’air, offrant à la vue de tous mes ressorts découverts de leur jupe.
Pour en finir avec ces jérémiades qui sont pourtant mon lot quotidien, je me dois néanmoins de signaler que le pire reste les fins de semaine, quand le salon est envahi de populace : Mâle Bis qui s’installe sur moi les deux jambes à cheval sur mon accoudoir gauche, Femelle Ter dont le parfum nauséabond m’imprègne pour des jours, à tel point que Lüm refuse de m’octroyer sa délicate présence pendant ce temps. Mentionnons également Vieillarde dont l’incontinence n’est pas sans désagrément ou Sénile dont les pantalons en tergal font naître entre lui et moi une électricité statique et déplaisante.
Cependant, la nuit est au plus noir, le silence règne partout et, dans la pénombre, je reconnais la silhouette chaloupée de Lüm qui s’approche. Il se frotte tendrement à moi, son poil soyeux caresse mon épiderme, son poids est celui d’une plume, ses vibrisses m’effleurent avec tendresse. Le bois de mon squelette craque doucement, je courbe mes bras dans sa direction, il se love plus profondément. Nous nous endormons ainsi, incrustés l’un dans l’autre, avec chaleur, amoureusement.

vendredi 13 novembre 2009

Goutte, etc.

Goutte après goutte, le ciel se vide inexorablement, avec parcimonie, retenant les larmes qui signifient sa fin. Passe un nuage pâle, trépasse sa nature lorsqu’il s’en vide, s’écoulant avec régularité, s’écrasant avec force sur les paysages immobiles, stupides de tristesse. Quelque vent balaie le rideau liquide, l’eau se penche pour mieux nous inonder, l’eau s’épanche pour mieux nous embrasser, étreinte aqueuse, caresse moqueuse.
Joute après joute, nous combattons jusqu’à l’épuisement, éreintés de ces querelles où s’enlisent les gestes, les regards, les soupirs, tous tyranniques. Un mot en bouscule un autre, une phrase intervient, grimpe à portée de voix, hausse d’un ton ; la parole s’arme de vocabulaire, assène ses coups grammaticaux, émaille le tout de vulgarités, de vérités aussi. Les coups sont retenus mais ces quelques lettres font leur office, les consonnes frappent et l’émotion se vocalise outrageusement.
Route après route, je promène ma carcasse, pas à pas, au rythme répétitif de mes semelles. Ma silhouette d’abord fière s’est courbée d’usure, le temps s’amoncelle sur mon échine, comme une petite machinerie sournoise et inexorable. Rien ne saurait pallier le sautillement de l’absence, rien n’est plus patent que la disparition.
Doute après doute, je chemine vers toi ; l’âtre refroidi lance ses cendres à mon visage, me barbouille de culpabilité. Mes yeux scrutent le sol avec humilité, épient les murs où survit peut-être ton ombre, supplient les plafonds qui tout observèrent.
Toutes choses disparues, empreintes de nostalgie – tes lignes enfuies, leurs contours où se dessine ton nom, en creux, en rien.

mercredi 11 novembre 2009

Savinienne en quête de hauteur - 10

Savinienne regarde le monde de son fauteuil roulant, de son lit, toujours à mi-hauteur, diminuée.
Ses jambes traîtresses sont inanimées, ou presque. Pourtant, avec l’aide d’un collègue, nous la soutenons, elle se hisse, esquisse un pas. C’est à peine une claudication, tout juste une marche mais elle se déplace.
D’abord avec précaution, puis s’enhardit, relève la tête, fixe l’horizon loin devant elle, radieuse, hausse encore le menton. Savinienne observe son environnement à hauteur humaine, pour la première fois depuis longtemps, trop longtemps.

jeudi 29 octobre 2009

Syzygie

Eaux enfuies, lointaines sur la plage immense où toute trace de sirènes s’absente. Le sable dessine des rigoles, les algues s’y meuvent avant de mourir, promises à une lente et létale dessiccation. Les traînées de coquillages façonnent des empreintes de voies lactées, stériles.
L’océan t’engloutit, les traces de ton corps se perdent entre les flots, l’odeur de tes cheveux s’est noyée dans le sel. La mer s’est précipitée au loin, la mer refuse de te régurgiter. L’estran s’est dénudé, son agonie solaire peine à refléter le ciel. Jouet d’immersions et d’exondations cycliques, il me nargue de son dépouillement pathétique duquel ne peut poindre nul signe de toi. Maudite marée de morte-eau qui me prive de l’illusion de t’entrapercevoir, riant des vagues, frétillant sur l’écume !
Demain peut-être – ou plus tard mais la patience me fait défaut – les astres tidaux se conjoindront et, d’un même élan, produiront une marée immense, digne de toi. Les eaux fleuriront, riches de leur profusion ; aussi, jaillis devant moi ! Épouse la courbe des lames ! Sois ma nymphe transparente, mon souvenir anadyomène !

samedi 24 octobre 2009

Mille notes dans les ramures des arbres

Le vent s’éveille, s’immisce dans les ramures des arbres, souffle ses mille notes, ébouriffe mes cheveux, torsade mes oreilles.
Le vent – plein de sa force, vide de son insaisissabilité – se jette sur ma poitrine, résiste un instant à mes bras puis disparaît dans leur étau. Quelques rafales me bousculent, d’autres m’arrachent des larmes, incoercibles, comme ton absence, comme ta perte, comme la mort. Petits lambeaux de chairs tressés, douloureusement ; petits lambeaux de chairs, chair de ma chair.
Le vent, tendrement, exhale un soupir, singe mes soubresauts. Respiration des airs, haleine élémentale d’où bruissent les feuillages denses et oublieux. L’atmosphère est froide, l’eau salée et l’humidité se confondent, forment un lac immense ; les souvenirs y sont promis à une noyade certaine, les courants charrieront ta trace des fleuves aux océans, des pièges à vent aux tempêtes. Les typhons porteront ton nom et, par ces retrouvailles onomastiques, tu détruiras le monde à l’image du mien. Dévastation.
Le vent souffle ses mille notes dans les ramures des arbres.

samedi 17 octobre 2009

[ʃyt]

Je reviens de loin, du pays des loups, du pays des fous, là où toute chose s'éternise cruellement et perdurent les tourments de l'absence. Le temps s’y écoule avec une horripilante parcimonie, comme retenu par un parachute.
Je reviens de loin, d'une terre étrange et étrangère où ta présence fait défaut, où ton image me nargue de sa silhouette en creux. Ton corps s'émousse, son souvenir à l'avenant, son désir toujours patent. Je songe à d'autres chairs, d'autres contacts délictueux, d'autres entractes délicieux, avec d'autres, beaucoup, énormément, jusqu'à en être ivre et inconscient. Jusqu'à en oublier le manque et, peut-être, retrouver le goût et le grain de peau, la saveur des sons, la caresse des liqueurs. Jusqu'à noyer la carence dans l'onde du rien – vide savoureux, texture subtile de l’inconscient, onirique et pathétique, en un sombre gouffre, vertical, abyssal, incommensurable. Chute !
Je reviens de loin, aussi loin que l’univers, que le noir infini où s’égarent les particules, où tanguent des planètes incertaines, des continents de feu, des fleuves de larmes. La voie lactée imite le geste de tes mains, vaste et péremptoire ; son contour en reste flou et j’en découpe les franges, fil à fil, jusqu’à la trame même, comme une Pénélope éplorée, et lasse. Ne parlons de rien, taisons les rides qui parcheminent nos épidermes et nos mémoires, fermons nos lèvres hermétiquement, ineffable mutisme. Chut !

mercredi 14 octobre 2009

J'aime mon chat

A lire ici ou sur Mot Compte Double, le blog de Françoise Guérin, suite à son appel à texte dans la série "Je vous le donne en mille" (texte d'exactement mille signes, espaces comprises, faisant mention d'un chat).


J’aime mon chat ; ses yeux de jade sont deux lucioles, sémaphores nocturnes dont je guette nuitamment les déplacements erratiques. Ses miaulements sont des mots délicats qui tentent de dire l’ineffable. Ronronnements feutrés et courbes gracieuses, tels sont ses attributs (sans oublier, bien sûr, quelques touffes de poils abandonnées sournoisement sur le canapé).
J’aime mon chat même s’il rentre bredouille de la chasse. Les plus viles souris ont déserté la place, aucune ne s’offre à ses velléités cynégétiques. Quant aux rats, inutile même d’y penser. Aussi, geint-il devant sa gamelle vide, fait les cent pas de chat, et gémit encore, effroyablement. Il se lèche le fondement en attendant sa pitance – bon appétit !
J’aime mon chat mais j’ai faim. Je l’ai mangé. J’avoue que le plus difficile a été le dépeçage, sans doute par manque d’habitude. J’ai tenté le rôti, puis le ragoût. À ma grande surprise, c’était plutôt savoureux, surtout les râbles. Décidément, j’aime mon chat !

samedi 10 octobre 2009

Thébaïde

Les jours se succèdent, tous identiques, déposent dans ma mémoire des carrés réguliers et calendaires ; les dates défilent, du un au trente et un, immuablement à quelques nycthémères près. Que penser de tous ces neurones occupés si futilement ?
Au lever déjà, des cris me poursuivent, les disputes jaillissent de droite et de gauche, toutes entachées de mauvaise foi. Je me penche sur mon bol de thé, j’observe les dessins laissés par le beurre, j’écoute à l’intérieur le croustillant de ma tartine, je tente de m’absorber dans cette contemplation. Mais toujours l’agitation familiale me cerne, les bruits phagocytent ma bulle de calme, éphémère, éclatée au premier cri. Paix et foyer seraient-ils antinomiques ?
De la maison à l’hôpital, le train crisse, les téléphones vrillent, le son des rails hypnotique. Le bus me brinquebale, la cohue est humaine et automobile, tous les sens tiraillés, les yeux accrochés par les mouvements, les lumières, les publicités stupides. L’ouïe est mise à mal, bourdonnements, cacophonie, acouphènes. La promiscuité s’immisce par tous mes pores, étrangeté d’un monde qui fuit le délice du vide.
Odeur hospitalière, âcre. Tous les vieillards me harcellent de leurs regards implorants, nécessité de vigilance, constamment. Tous quémandent une attention, une parole, une ébauche de sourire, tout geste devient une panacée. Aujourd’hui, l’un d’eux est mort, avant mon arrivée, la chambre déjà désinfectée attend une autre forme, une nouvelle silhouette cacochyme, muette et sans doute elle aussi désincarnée. Existe-t-il un lieu exempt de naissance et de mort, un refuge exquis où l’existence se réduirait à l’évidence ?
Fatigue ; chacun réclame son dû : femme, enfants, collègues, amis, voisins, tous y compris les étrangers croisés au hasard des rues, des magasins. Tous envahisseurs de ma proxémie !
Moi qui rêve de quiétude suis plongé en asolitude, villégiature bruyante où tout isolement ne peut être qu’illusoire. Nul autre ne souhaite à ce point connaître une seconde de néant, enfin séparé de toute stimulation. Je fais quelques œillades à la méditation, les sages ne surnagent-ils pas dans un univers de sérénité ? Mais au premier jour, mon esprit manifeste sa véritable nature incessamment créative, les idées germent, les images se bousculent, les digressions sont sans fin. Le second jour, j’expérimente quelques vérités sur moi-même qui me laissent amer et déconfit. Le troisième, je constate que le chaos extérieur n’est rien en comparaison de mon brouhaha intérieur. Le sommeil lui-même ne m’apporte qu’une tranquillité relative, entrecoupée de rêves, hachée de cauchemars délictuels et de réveils brutaux.
Et pas une seconde je ne songe à la mort ; qui sait ce qui se trame sur l’autre rive ? Il me faut être réaliste, la multitude des défunts – quelle que soit sa domiciliation, édénique ou chthonienne – doit bien s’y terrer, prête à m’accueillir, prête à m’envahir, elle aussi. La Terre compte plus de six milliards d’individus, ce chiffre déjà insupportable ne peut être que broutille comparé au peuplement de l’au-delà.
En désespoir de cause, je harangue la foule, je l’invective, peut-être rehaussé sur une caisse, voire sur le toit d’une voiture. Et je crie « Solitude ! Solitude ! » jusqu’à en être enivré, jusqu’à ce que mes hurlements soient si présents qu’ils m’en fassent oublier mon entourage et les badauds ridicules qui m’observent en souriant, qui s’enfuient le nez sur le trottoir. Et je proclame la Solitude, comme un état souverain, un droit inaliénable. Et je proclame la Solitude ; si j’en avais appelé à une tendre thébaïde, nul ne m’aurait compris.

mardi 22 septembre 2009

Savinienne où tombent les feuilles - 9

À Savinienne qui pense être en mai, en juin ou en décembre, je rappelle que c’est aujourd’hui l’automne. Ce mot fait écho, elle se remémore des promenades en forêt, elle évoque les châtaignes grillées sur le feu, leur odeur caractéristique, leur goût savoureux.
D’une main maladroite, elle mime les feuilles tombant des arbres. Parmi ses mots diffus, j’entends l’écho de balade, de sous-bois – son père lui tient la main, elle le suit en trottinant, elle l’appelle encore, sa voix dans un souffle.
Et quand je l’interroge sur le pourquoi de la chute des feuilles, Savinienne me répond, avec évidence : « Les feuilles meurent parce qu’elles en ont assez de vivre ! »

vendredi 18 septembre 2009

Séisme

Séisme > chute, perte de l’équilibre ; tout sens commun évanoui / tremblements…
Séisme > le temps disparaît : éternel et infinitésimal. Les sensations se succèdent en cascades, certaines se languissent, s’étirent, atermoient à n’en plus finir, étonnante procrastination. Les volumes se confondent, tous conduisent vers la même direction, l’inéluctable mort – petite ou éminente, toujours effroyable d’abandon. Les mouvements s’entrechoquent, s’entrelacent, la terre se creuse sous nos pieds, sous nos corps désarticulés ; longue fissure, étirée jusqu’au crépuscule.
Séisme > ton corps s’ouvre, repère d’icelui.

jeudi 10 septembre 2009

Poisson-chat

Poisson au gré du courant se glisse, côtoie les rochers, tapi dans les tréfonds, enrubanné des algues. Poisson évite le brochet, louvoie entre les griffes des ours, se gausse des lignes de pêche ; mais d’un courant retors et d’un rebond excessif se retrouve sur la berge, convulsant loin de l’eau. En quelques instants, le soleil commence son office, assèche les écailles, infimes brûlures annonciatrices de mort.
Mais il ne mourra pas d’asphyxie : Poisson mangé par mistigri > vibrisses frémissantes, langue passée sans fin sur ses mâchoires pelues.

Chat – agapes achevées – est plus amoureux que jamais de sa vie féline, estomac repu oblige. Chat, jamais après sa toilette ne mange pour ne pas souiller sa propreté ; mais, douce chaleur ou digestion précaire, oublie cet atavisme salvateur et croque une dernière fois les reliefs de son repas. L’arête, vengeance de Poisson, se fiche dans l’œsophage, non sans avoir cruellement titillé la glotte. Chat miaule affreusement, Chat se débat inutilement, étouffe et agonise.
Mais il ne mourra pas d’étouffement : râbles de Chat sous dents canines > gueule saignante et satisfaite, mâchonnement itératif des os, craquements.

Chien se réjouit de son forfait, court en jappant, dévale les pentes, saute les haies. Rentre chez lui en hurlant comme un fou, pattes salies, gueule rougie, Chien puni. Chien gémit enfermé dans la cave, Chien a soif, par le soupirail entend parler de rage. Les jours passent, et ni boire ni manger. Ses entrailles vidées de tout crient famine, sa langue gonflée pend sur ses babines. Chien geint, inaudiblement.
Mais il ne mourra pas de soif ou de faim : Chien achevé par fusil > soulagement de qui craint la maladie, puissance peut-être, et puis oubli.

Homme retourne à son statut d’humain, cuisine un peu, sert le dîner. Homme s’assied, délicatement de son couteau écarte la chair de poisson.

samedi 29 août 2009

Où l’on apprend qu’un pain peut faire déborder le vase

Depuis toujours, j’aime le pain odorant et le croissant croustillant ramenés dès potron-minet pour le petit déjeuner. Le beurre salé s’amollit légèrement sur les tartines encore tièdes, la confiture y dégage son arôme. À la grande horreur des puristes, je trempe le pain dans mon thé et je contemple les yeux formés par le beurre fondu comme autant de particules huileuses et exquises. Le thé bu, je me sers une tasse de café, aussi noir qu’il est sans sucre et je savoure ma viennoiserie dont le goût riche se répand sur mes papilles ; quelques miettes restent évidemment collées à mes doigts que je suçote avec délice. Ne sont-ce pas les petits plaisirs de la vie ? Pourtant, ils ne sont pour moi que rêve irréalisable, fantasmagorie gustative.
Depuis toujours, ma femme congèle le pain, ou plutôt d’immondes baguettes blanchâtres et moulées qu’elle achète par lot de dix au supermarché. La seule variante possible est de temps à autre une offre promotionnelle grâce à laquelle elle revient avec douze baguettes pour le même prix, chose qui la met, pour une raison obscure, en joie. C’est dire si ma vie – le petit déjeuner du moins – est morne.
La semaine dernière, je descends dès l’aube à la boulangerie et remonte avec une baguette à l’odeur si exquise que je n’ai pu m’empêcher d’en grignoter l’extrémité. J’entre triomphant dans la cuisine et me retrouve nez à nez avec mon épouse, chacun de nous tenant son pain, comme deux adversaires ayant dégainé leur épée, qui croquante, qui congelée. Ma moitié me lance un regard d’une haine entière et ménagère comme si je tenais à la main la culotte de la boulangère et non le fruit de son labeur. Signalons au passage combien la boulangère est gironde avec ses yeux noisette et ses dents régulières dotées d’un diastème léger mais encourageant. J’imagine que c’est son mari qui est au fourneau, mais justement, il est au fourneau, ce qui laisse toute latitude à mes digressions en tout genre.
Or donc, ma femme – puisque c’est surtout d’elle qu’il s’agit – fait suivre son coup d’œil furibard d’un déluge de paroles allant de l’injustice à la complainte, le tout saupoudré de remarques assassines sur mon esprit frondeur et le physique de la boulangère, comme si j’y étais pour quelque chose – dans les deux cas. Ce fut donc la première et la dernière fois que je m’aventurais à manger un autre pain que celui fourni par ses soins.
Cela dit, toute dispute ayant un avers, ma femme, concourant sans doute pour la médaille de la mauvaise foi, a modifié son approvisionnement. Mon thé n’est plus le réceptacle libatoire d’une infâme baguette – maigre victoire, s’il en est – mais d’une miche ronde et formatée, hélas toujours congelée. Je mastique donc ma pitance en silence et si la baguette ne laissait en bouche et en estomac qu’une impression de rien, cette boule insipide m’occasionne des renvois au vague goût de levure industrielle. Tout ceci serait tolérable si je ne mangeais pas à présent sous l’œil sarcastique de mon épouse que je soupçonne prête à sortir ses serres au moindre soupir de ma part indiquant une insatisfaction rebelle. Je plonge mon regard dans mon bol où des milliers d’yeux m’accueillent, yeux que je me représente appartenir à une boulangère démultipliée et, malheureusement, inaccessible.
Mais l’homme, tout patient soit-il, n’en est pas moins un, avec un esprit de tolérance limité et une bonhomie à l’avenant. Chaque petit déjeuner est devenu une torture ; mon bourreau brandit la miche du supplicié et se délecte de mes grimaces rentrées tandis que mon estomac se garnit, à défaut de croûte dorée et de mie moelleuse, d’ulcérisations de contrariété dues à mon ordinaire matinal. Aussi, ce matin, lorsque ma tortionnaire extirpe du congélateur le pain du délit, mon sang ne fait qu’un tour. Et quand elle l’exhibe avec une satisfaction sardonique, je le lui arrache et lui fracasse la tempe de cette arme improvisée. Elles s’écroulent toutes deux au sol, ma femme dans un bruit flasque pour le corps et sourd pour la tête, la miche avec un tel fracas que je crains un instant qu’elle n’ait fêlé le carrelage – heureusement, il n’en est rien.
Inconsciente, ma femme respire par à-coups. Je saisis le pain, mes paumes deviennent instantanément glacées et humides. Mon regard se pose alternativement sur le visage tuméfié de mon épouse et sur la miche froide et infecte. Alors, consciencieusement, je frappe avec force et méthode sur le crâne déjà entamé jusqu’à ce j’entende un craquement. Le croirez-vous ? Ce pain congelé, sans doute de par sa forme ovoïde et compacte, ne s’effrite ni ne fait de miette même soumis à une très forte pression.
Je rince ensuite brièvement le pain pour en ôter les traces de sang et après cinq minutes de ronronnement, le four à micro-ondes m’informe de sa décongélation. Je le découpe en larges tranches que je grille, beurre et enduis de confiture. Je tente de compter les yeux qui se forment à la surface du thé, innombrables et rieurs, comme autant de déjeuner promis à l’enchantement de la croustille et au charme de boulangères affriolantes. Et pour être honnête, le pain n’est pas si mauvais, ainsi agrémenté de son goût de dernière fois.

dimanche 2 août 2009

Savinienne et le vertige - 8

Savinienne évoque son enfance, ses quelques distractions. Elle est allée au cirque, une fois seulement. Elle me raconte les clowns, les rires, les grimaces.
Je l’interroge sur les contorsionnistes et autres antipodistes dont elle semble tout ignorer. Elle se souvient avoir vu un homme marcher sur un fil, mais le funambule n’a pas laissé la trace de son nom, sa mémoire en ombres chinoises, en silhouettes floues.
Ses yeux clos concentrent le sourire de ses souvenirs.
« Qui sont les gens sur les trapèzes ? » questionné-je ?
« Pas moi ! » répond-elle et, d’un air apeuré, retombe dans le présent, vertigineux.

mardi 21 juillet 2009

Ada (roman - extrait 4)

Je retourne rapidement à la maison, je fouille la cave, parmi quelques jouets de son enfance et d’autres vieilleries, je déniche ledit seau, encore rempli de coquillages. Malgré les années et un soupçon de poussière, il s’en dégage encore cette odeur caractéristique d’iode et de goémons mêlés. Un parfum de mer, un parfum de sel, comme celui des larmes, des lamentations plus corrosives que la salinité de l’océan.
Le temps n’a pas non plus altéré leur aspect, teintes ivoirines, blancheurs nacrées, matités crues. La mémoire se recolle aux coquilles, la marée envahit mes yeux, une marée impérieuse dont la lune sépulcrale exercerait un attrait constant.
Mes doigts courent sur leur surface, comme sur une peau. La granulation est celle du bonheur – obsolète.

Ada, tu disposes les coquillages sur la table. Tu les classes par taille, forme, couleur. Puis tu les agences, tu crées des visages aux oreilles extravagantes, tu disposes des yeux, et de deux couteaux tu inventes les bras.
Des créatures marines et déshydratées prennent vie et toi, tu te joues d’elles, tu les démembres à l’envi, tu les recomposes selon ton caprice. Petites choses, simples et éphémères.

lundi 20 juillet 2009

De la saveur du cœur d’artichaut (JPH n°67)

Jeu presqu’hebdomadaire du forum À Vos Plumes. Contrainte : écrire un texte sur le thème « Rencontre » en incluant les mots portrait, sévère, sommet, douleur et hanter.

Lorsque j’ai rencontré Sarah, je venais de rompre avec Marie. Sarah avait des yeux assez ordinaires et dotés d’un léger strabisme qu’elle compensait allègrement par une paire de seins modestes mais à la forme parfaite et au moelleux incomparable.

Marie avait une croupe généreuse mais aucune imagination, cause principale de notre rupture. Avant elle, Lison ne pouvait s’empêcher de parler avant, pendant et après, ce qui m’occasionna de mémorables migraines et un besoin de solitude impérieux, assez bref avouons-le. Auparavant encore, Séraphine me ravissait de pâtisseries, desserts délicats dont elle excellait à la fabrication et qui me valurent un excédent abdominal qu’elle finit par me reprocher assez ingratement. Quelques temps plus tôt, Jeanne, peintre autodidacte, passait ses nuits et les miennes à esquisser mon portrait ; pour être honnête, je n’entrevis ses jambes qu’une ou deux fois et le tableau promis jamais. Antérieurement, Julie tenta de me passer la bague au doigt bien que je le réservasse pour elle à un bien autre usage ; elle avait des lèvres sévères mais une langue lascive. Il y eut également Monique et Mauricette, sœurs jumelles et passionnées, d’un âge assez avancé mais d’une inventivité toute juvénile. Je garde d’ailleurs un souvenir attendri de leurs silhouettes callipyges et quadruplement mamelues.

Tout cela pour dire qu’avec l’arrivée de Sarah, j’escomptais une période de répit et, pourquoi pas, de stabilité. J’adorais me nicher au milieu de sa poitrine qui évoquait deux monts siamois aux sommets fleuris. Je lui récitais des poèmes exécrables qu’elle abrégeait immanquablement en m’attirant vers elle, puis en elle. Inutile de préciser que, dans ces conditions, mon sens de la prosodie ne s’améliora guère.

Je tressais ses longs cheveux châtains en macarons interminables qui me rappelaient Séraphine et ses douces viennoiseries. Je photographiais sans répit ses tétons, mon unique sujet, dont j’affichais les tirages sur les murs de mon salon en une exposition sans cesse en mouvement. Elle se prêtait avec malice à ce petit jeu qui finissait toujours de la même façon : je courais chez le photographe acheter une autre pellicule. Et là où Jeanne s’était avérée incapable de traduire mon caractère par son pinceau, je transfigurais Sarah et sa concupiscence par mes clichés. Elle n’avait pas les fesses de Monique et Mauricette, pourtant je ne m’arrachais à son corps qu’avec douleur. Elle était donc la quintessence de mes anciennes aventures ; elle en possédait les qualités, agrémentées d’un grain de peau inégalable et de cuisses fines mais puissantes qui formaient un étau magique.

Bien entendu, je rêvassais à une liaison pérenne et pourquoi pas matrimoniale. Il n’en fut rien. Sarah m’embrassa un jour avec ni plus ni moins de fougue qu’à l’accoutumée et ce fut la dernière fois que je la vis, d’aussi près en tout cas. J’avais oublié qu’avant moi, il y avait eu Paul et son accent guttural, Simon et son piano sirupeux, Jacques et son sexe démesuré – maudit soit-il celui-là ! – quelques autres encore, sans compter ceux qu’elle n’avait jamais mentionnés.

Je plongeai immédiatement dans une dépression intense, son parfum me poursuivait et son ultime baiser me hanta une nuit au moins. Le lendemain, je me levai dépité, je descendis à la boulangerie ; Hélène y achetait une brioche et des macarons.


jeudi 9 juillet 2009

De la psychomorphologie du thème de la raie dans l'œuvre de Lunatik

Analyse crypto-subjective de « Désir féminin et crudités – 2 »

Avant d’entamer ce billet, il est indispensable de lire « Désir féminin et crudités – 2 » de Lunatik.

Ne pouvant, sans lieux communs, dire tout le bien que je pense des crudités de Lunatik, je me permets un court essai sur un thème qui me semble important dans sa littérature, à savoir la raie. Il ne s’agit pas d’une analyse psychologique fine ni intellectuelle puisqu’elle se situe sous la ceinture. Je vais cependant tenter d’élever un débat que Lunatik lui-même semble vouloir ramener horizontalement au ras du sol, et du sable en particulier.
Une brève consultation du dictionnaire nous apprend qu’une raie est avant tout une séparation. Et c’est bien là que le bas blesse, d’autant plus qu’il (le bas) est apparemment ensablé. D’aucuns discourent sur l’ensablement de leurs esgourdes, mais Lunatik point.
La raie est donc une ligne qui divise, mais qui n’est pas sans posséder quelque ouverture. Cependant, on notera que chez Lunatik, cette possibilité d’ouverture est contrariée par le sable justement, sable qui en temps que minéral représente à merveille une nature indomptable et indomptée dont il semble faire les frais. Le sable, également indissociable du sablier, signifie aussi l’enfermement et l’inéluctabilité de l’éphémérité relationnelle. C’est dire !
Or donc, la relation charnelle, avant même que d’être vécue et donc décrite, se voit préfacée de la vision inconfortable d’une raie ensablée. Le proverbe, dans sa sagesse, dit bien « Grattez où ça vous démange ». Mais le narrateur subit cette incommodité et s’engage ainsi. Avant même la concrétisation de l’acte apparaît donc le thème de la raie (une séparation qui ne laisse rien augurer de bon pour la suite) et du sable (qui en bouche une ouverture éventuelle – tout futur semble compromis).
Pourtant, un avertissement nous avait déjà mis sur la voie. L’héroïne, en guise de préliminaires, triture les cheveux du mâle, les plie à sa volonté. Elle tente ainsi d’annihiler la coiffure de l’homme, elle détruit son ordonnancement et l’éventualité d’une raie qui aurait séparé la chevelure en deux parts, une gauche et une droite égales, en complétude. La raie, brisée par la femme, est ensuite irrémédiablement obstruée par l’homme. La relation est donc sans issue.
Aux lecteurs (et lectrices surtout) qui supposeraient cette analyse sans fondement – si j’ose dire, je suggère de visiter l’excellent blog de l’auteur (Le labyrinthe de Lunatik) et de méditer sur la photographie qu’il offre à nos yeux de lecteurs avides et dont il affirme qu’elle est un lieu de contact. L’inconscient se niche donc dans les replis du cortex et des muscles fessiers. À ceux qui souhaitent dévorer ces crudités avec voracité, je suggère donc de guetter la parution de « Désir féminin et crudités – 3 » qui nous apprendra, je l’espère, que les centres d’intérêts de l’auteur s’ouvrent à d’autres parties de l’anatomie.

mercredi 8 juillet 2009

Nyctalope (acrostiche)

Nuitamment, je rôde parmi les taches obscures des rues.
Y trouverai-je les proies de mes humeurs assassines ?
Ce sont elles que j’épie, elles que j’attends, elles qui s’éteignent dans un craquement délicat.
Tant de cadavres jonchent ma route ; mon tableau de chasse s’accroît et je m’enorgueillis.
Aucune victime n’en réchappe.
Les corps sont à ma merci et, tremblants, me supplient au cœur de l’effroi.
Or, la pitié est un sentiment que j’ignore !
Peut-on jouir autant de la terreur qu’on inspire que du plaisir de tuer ?
« Evidemment ! » répondraient tous les chats.

jeudi 2 juillet 2009

Savinienne est un homme - 7

Ce matin, Savinienne déclare à qui veut bien l’entendre qu’elle est un homme. Elle est d’ailleurs assise dans une attitude éminemment virile, les jambes largement écartées.
Elle discute, elle soliloque, sa volubilité n’a d’égale que son excitation.
Elle m’aperçoit et m’apostrophe : « Je suis un homme ! » assure-t-elle avec un aplomb désarmant.
Et comme je m’approche, elle soulève sa jupe et s’écrie : « Tu veux voir ? »

jeudi 18 juin 2009

Savinienne dévoile son sein - 6

Savinienne gît sur son lit, en presqu’inconscience. Médicalement, elle décompense. Un masque à oxygène dissimule sa bouche, déguisement grotesque sous ses yeux clos. Sa respiration est hâtive, son corps recherche avec avidité l’air qui lui fait défaut.
Son lit est si surélevé qu’elle semble assise. Sa casaque, enfilée rapidement, a glissé, dévoilant son sein mou et émouvant de fragilité.
On ne connaît pas les causes de la décompensation physiologique, on ne peut évaluer ses conséquences : rétablissement partiel ou total, décès. Je rajuste son vêtement, peut-être mon dernier geste envers elle.

mardi 9 juin 2009

Hallali (JPH n°64)

Jeu littéraire à consigne du forum À vos plumes. Écrire un texte ayant pour support la peinture de Norman Rockwell "The run-away".

Planté derrière son comptoir, Liam me sert un lait-fraise accompagné d’un regard salace. Celui-là, je le déteste ! Je m’étais juré de ne jamais remettre les pieds ici mais nécessité fait parfois loi.
À côté, le policier me parle avec bonhomie ; il fait sans doute partie de ces individus qui pensent que les enfants n’ont pas de cerveau, le genre de personne pas contrariante. Il fera parfaitement l’affaire – dommage qu’il soit un peu gras…
Il s’enquiert de mon baluchon ; je n’ai qu’à broder une histoire de fugue cousue de fil blanc et le voilà qui se sent soudain investi d’un rôle protecteur, il est si prévisible. Il me tape paternellement sur l’épaule et propose de me raccompagner chez moi. Évidemment, j’accepte, je ne suis là que pour ça, mais je prends quand même le temps de terminer mon verre de lait. En partant, je chipe même une bouteille de soda qui traîne sur le bar, Liam me doit bien ça.
Dans la voiture de police, un ventilateur tourne à plein régime en produisant plus de bruit que de vent. Je supplie mon chauffeur de mettre la sirène à fond et de rouler à tombeau ouvert, mais il reste inflexible.
Nous arrivons à la maison et Maman ouvre la porte. Elle est vêtue d’une robe légère et fleurie, assez suggestive. La climatisation ne fonctionne pas, il fait très chaud, une goutte de sueur délicate perle de sa gorge vers sa poitrine. Je sens le gars se raidir imperceptiblement, il est ferré, mission accomplie. Je m’éclipse dans le jardin et m’assieds sur la balançoire.
Maman a toujours eu un faible pour les uniformes et j’aime lui rendre service. Celui-là a été bien plus facile à manipuler que le pompier de la dernière fois. Je me demande si Maman serait sensible à la salopette de l’électricien…
À tous les coups, Papa va encore les surprendre. Pour le pompier, il a été furieux. Il a poursuivi le pauvre type, nu, dans toute la propriété avec sa batte de base-ball. Quelle rigolade ! Et j’ai même pu jouer un peu avec son casque. N’empêche que suite à ça, on a passé la nuit à creuser un grand trou près du portique. Le sol était dur et je me suis blessé la main avec ma pelle mais je n’ai pas osé me plaindre, Papa était trop en colère. Ce n’est qu’au petit matin qu’on a fini de tout reboucher ; ça faisait un drôle de rectangle de terre noire. Aussi, Maman en a profité pour planter quelques rosiers, des rouges, ses préférés. Elle peste toujours contre Papa qui n’entretient pas le jardin.
C’est décidé, le mois prochain, je rabats l’électricien, il est jeune et costaud, sans un poil de graisse. Maman est menue, presque fragile et je la connais, elle va râler parce que le policier est trop gros à son goût. Et puis, ce sera son anniversaire, je peux bien lui faire ce petit plaisir. Comme le dit notre institutrice, il ne faut rien refuser à sa mère.
Je vais prendre un bon goûter, il me faut des forces ; je parie que ce soir, je serai encore de corvée d’excavation. Cette fois, je vais essayer de garder la casquette du policier. Mais sûr qu’après, Papa et Maman vont se disputer pour savoir quelles fleurs planter…

jeudi 4 juin 2009

Savinienne jusqu'à la lie - 5

Délicatement, je coiffe les cheveux de Savinienne, rares ; elle s’observe dans la glace sans aménité, presque avec rudesse. Ses yeux noirs brillent, presque une fente. Puis l’expression change, brusquement sa coiffure la satisfait.
Je masse son visage, ses mains, avec douceur et parcimonie. Savinienne s’assoupit, bercée par les caresses, enivrée de souvenirs. Son esprit vogue, sa jeunesse l’effleure, ses amants l’admirent, d’autres se jettent à ses pieds.
Elle s’éveille progressivement, son siècle se manifeste à nouveau, transfiguré. Ses lèvres esquissent un sourire. Un mince filet de bave s’écoule de sa commissure, translucide, élastique, écume de l’âge.

lundi 25 mai 2009

Liquide (JPH n°63)

Jeu littéraire du forum À Vos Plumes. Contrainte : écrire un texte en s'inspirant d'une chanson connue du répertoire français.

Pour contrer la poussée d’Archimède, j’appuie longuement sans laisser mon esprit voguer sur la théorie des corps flottants. Je sens sous mes mains les épaules et les clavicules délicates de Clara, et j’avoue ne pas m’être attendu à une telle résistance de sa part. Pourtant, mon action est efficace : j’ai surgi dans son dos puis exercé ma pression. La mer est étale, rien ne perturbe l’inéluctabilité de sa mort.
En cas d’immersion, un reflexe d’apnée se met en place qui peut durer de quelques secondes à deux minutes environ selon les circonstances. Puis, la respiration reprend ses droits et l’eau envahit les poumons. Évidemment, je n’ai pas le loisir – ou la présence d’esprit scientifique – de chronométrer la noyade de Clara, mais le temps me paraît bien long avant qu’elle ne daigne cesser ses mouvements désordonnés pour boire enfin une bonne et ultime tasse.
Une fois la chose faite, Clara coule à pic et je regarde ses cheveux onduler, emportés par le poids de son corps, comme une méduse chatoyante plongeant vers les abysses.
Tout cadavre de noyé est promis à un futur flottement lorsqu’il se retrouve gonflé des gaz issus de sa propre fermentation. Cependant, la mer abonde de créatures merveilleuses, des plus microscopiques aux plus démesurées, qui, comme des organites sanguins, veillent à son équilibre – une homéostasie aquatique, en somme. Et contrairement à l’espèce humaine, chaque individu y respecte le rôle qui lui échoit.
J’ai une confiance toute particulière dans les crabes qui, en plus de posséder une chair délicate et savoureuse, sont des nécrophages féroces. Leur appétit et celui de quelques uns de leurs congénères les conduira amoureusement vers le corps de Clara dont ils ne feront, si j’ose dire, qu’une bouchée des parties molles. Quant aux composants plus coriaces de son anatomie, je compte sur l’aide de la salinité marine et des prédateurs moins regardants. Et puis, Clara a les os fins, très fins.
J’écoute le bruit désabusé des vagues. Ce n’est pas encore le crépuscule mais le soleil a déjà disparu et l’eau, parée de teintes métalliques, semble une masse de mercure à peine mouvante. Les efforts conjugués de Clara et Archimède n’ont pu vaincre l’alliance que les puissances marines et moi avons conclue.
Je suis impressionné par le calme de la mer quand on songe aux événements qu’elle a abrités et à ceux qui se trament en son sein : pourrissement et dévoration. Les éléments sont sans états d’âme et l’océan n’a besoin ni de raison ni d’excuses pour produire raz-de-marée ou tempêtes. En quoi le cas de Clara serait-il différent ?
L’eau suit son ressac innocent et hypnotique – sans malice ? – et toujours, la mer, qu’on voit danser le long des golfes clairs, a des reflets d’argent, sonnant et trébuchant.

lundi 18 mai 2009

Savinienne et les fruits - 4

Savinienne joue machinalement avec la grappe de raisin, elle en saisit un grain, le porte à sa bouche et le mâche, longuement, d’abord avec application, comme une tâche de la plus haute importance, puis avec automatisme, oublieuse de sa mastication.
Lorsqu’enfin arrive la déglutition, elle demeure immobile, absorbée par le vide, happée par l’abandon de l’inexistence.
J’attire son attention, je la rappelle à moi, à elle-même. Elle me fixe de son sourire discret et franc. Mais le raisin lui reste définitivement étranger.
Et quand je lui demande doucement quels sont ses fruits préférés, Savinienne de répondre : « Ceux qui ne font pas de bruit. »

vendredi 15 mai 2009

Savinienne se liquéfie - 3

Savinienne pose son front contre la vitre ; l’humidité dessine un ovale sur le carreau.
Au dehors, il pleut, des torrents, des trombes. Les gouttes qui dégoulinent se reflètent sur le visage fané, sa peau semble parcheminée de larmes intarissables qui serpentent sur ses joues, coulent sur ses épaules, se répandent jusqu’à ses pieds.
Savinienne se décrit par l’intersession des éléments et toute chose liquide s’acharne à mimer son désarroi. Un frisson la parcourt ; le froid de la vitre, le froid de la vie.

mardi 12 mai 2009

Ecchymoses (JPH n° 62)

Jeu littéraire du forum À vos plumes. Contrainte : écrire un texte sur le thème du divorce en y incluant les mots rêve, chimères, larmes, réconciliation et déchirure.

Parce que Papa buvait, Maman est partie ; une valise dans la main gauche, et moi dans l’autre. Évidemment, il ne voulait pas la quitter – qui d’autre aurait pu supporter son haleine, ses désarrois et ses coups ?
Parce que Papa voulait nous garder sous son joug, le divorce a été prononcé sans son accord. Devant le juge, il s’est mis à hurler des menaces et nous a même maudits, Maman et moi. Si je n’avais pas été aussi terrorisé, j’aurais sans doute trouvé ça grandiose. Papa a toujours eu un style théâtral, qu’il soit saoul ou sobre, ce qui, il faut l’avouer, était rare.
Mais nous étions sa bouée, flottant sur la mer de l’ivresse – et lui, ballotté sous les lames d’alcool et de fiel. Pourtant, accroché à nos cous, il flottait, tant bien que mal, plutôt mal d’ailleurs, autant que celui qu’il me faisait, m’arrachant le cœur, m’arrachant la peau sous ses dérouillées. Je souffrais, et lui davantage, j’en suis certain. Qui ne rêve d’un père exemplaire ? Jamais je n’ai pu me résoudre à déboulonner le socle sur lequel je le plaçais. Chimères d’enfant, illusions de survie…
Je vis à présent loin de lui. Maman oublie ses imprécations, partagée entre les larmes et les amants, tous stupides, tous rapides. Elle ne cherche pas le bonheur, elle le fuit, elle l’a toujours fui, comme Papa.
Je vis à présent loin de lui, loin de sa chaleur trouble, loin de son amour coupable. Son odeur me manque, sa vue me fait défaut, ma peau même semble regretter les ecchymoses, petites empreintes de ses doigts, seules traces de lui.
Je vis à présent loin de lui ; Maman se fâche si j’en parle, elle rit franchement – ses dents miment une morsure – si j’évoque une hypothétique réconciliation. Car si les malédictions paternelles sont restées sans suite, il ne reste entre eux qu’une trame si détendue qu’elle en est devenue inexistante, au-delà même de la déchirure. Mais je sais bien que si j’analysais avec soin ce qui demeure, j’y trouverais des nerfs à vif, quelques litres d’acidité et sans doute pas mal de bouteilles vides, eau-de-vie, esprit-de-vin, vain.
L’appartement où nous vivons est tranquille, plus besoin de raser les murs pour éviter une rossée. Mais je n’ai plus qu’une photographie de lui, ancienne, avant qu’il ne soit ravagé. Il paraît si jeune, si frais, si peu ressemblant à l’image que je garde de lui. J’essaie d’y calquer mes souvenirs, mais ses traits s’effacent inexorablement, lente trahison de l’oubli.
Dans les contes, tous vivent heureux, avec beaucoup d’enfants. Je me contente d’être fils unique – puisse Maman ne pas en commettre un autre ! – mais l’orphelinage m’est un supplice. La loi est dure, mais c’est la loi, dit-on. Loi sans conscience qui, pour mon bien, me transperce de fines épines, discrètes mais insupportables. Mais dure, oui ! Dure comme des cisailles ignares. Dure comme le visage de Papa qui s’évapore, peu à peu, et comme mon chagrin à fleur de peau, cette peau qui semble regretter ses ecchymoses, petites empreintes de ses doigts, traces de lui. Seules traces de lui.

samedi 9 mai 2009

Savinienne a le cœur sur ma main - 2

Savinienne m’interroge du regard. Je m’agenouille auprès d’elle ; ses jambes ne sont que des reliques. Je lui prends la main, doucement, elle souffre tant de n’être pas touchée.
Elle serre ma main et la porte à ses lèvres. Elle dépose un baiser doux, presque un souffle, une intention de baiser. Mais une intention si poignante que j’y sens son cœur, aussi juvénile que son corps est voûté.
Ses yeux s’embuent.

mardi 5 mai 2009

Savinienne a vingt ans - 1

Savinienne étend ses mains au-dessus de ses genoux, ses pieds martèlent le sol au rythme de la musique. Elle sourit, ses lèvres forment un dessin émouvant.
À l’écouter, elle a vingt ans, elle est toujours demoiselle. De courtisans, point – les hommes sont tous les mêmes. D’enfants, certainement pas – puisqu’elle est toujours demoiselle, qu’elle n’a pas de courtisans et qu’elle a bien le temps.
Évidemment qu’elle y pense, mais on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve. Le destin avance toujours masqué, il s’embusque dans les replis des années et soudain, sans crier gare, nous saute au visage.
Elle a vingt ans, elle est toujours demoiselle ; encore ! Elle se moque gentiment de ses voisines que le temps a marquées de ses empreintes, elle suit des yeux les ridules qui serpentent sur leurs joues.
Savinienne a vingt ans ; pourtant, au déjeuner, elle soufflera cent une bougies.

vendredi 1 mai 2009

Aloïs

Aujourd’hui, j’appelle ma mère au téléphone ; c’est son anniversaire.
Elle décroche, elle est en larmes, elle a cassé des œufs pour faire un gâteau, elle ne sait plus combien. Quelle histoire pour des œufs ! Mais son cerveau lui joue des tours. Là, c’est le nombre d’œufs ; il y a une heure, elle cherchait la boîte de mouchoirs qui était devant son nez ; tout à l’heure, ce sera autre chose.
Ce n’est pas tant l’oubli qui est tragique, mais la peur qui l’accompagne, la peur d’oublier ceux qui sont proches, la peur de s’oublier soi-même. C’est de se voir s’étioler peu à peu, devenir invisible, devenir insupportable aux autres. Oublier que l’on oublie, parfois seulement.
Quand j’étais gamin, une chanson nous répétait :
Maman est folle
On n’y peut rien
Mais ce qui nous console
C’est qu’elle nous aime bien.
C’est vrai qu’elle nous aime bien, que son désarroi nous attendrit et nous désespère. Que les larmes nous montent aux yeux de la voir si désemparée. Perdue. Alors j’hésite à lancer le « Bon anniversaire ! » que j’ai sur le bord des lèvres, formule répétitive, impersonnelle. Et puis, tant pis, je lui dis quand même.
Tout est creux. À travers le combiné, j’entends mon père qui s’énerve derrière elle. Je pourrais presque le voir lever les yeux au ciel.
C’est vrai qu’elle nous aime bien, tant qu’elle se souvient de nous.

jeudi 30 avril 2009

Chromographie 5 - Ciel > p(l)eurs

Ciel, le reflet, ciel est marri
Antichambre de l’éther
Antichambre de l’Éternel
Ciel, chairs diaphanes et voluptueuses
Ta peau se dilue, explose, ton corps en p(l)eurs

samedi 25 avril 2009

Jours-y, jours-à

Jours de pluie en Normandie

Villégiature normande ; la côte et ses marées nous accueillent sous le regard plombé des nuages. Le ciel sans hauteur nous nargue d’une ondée, puis d’une pluie, enfin de rien d’autre que ses menaces.
Le vent souffle, glacial et presque constant. Nous disparaissons sous les chandails et les cirés, nous chaussons nos bottes de sept lieues pour arpenter la plage désertée par la mer lointaine. De petits rouleaux meurent au loin non sans nous avoir montré leurs dents d’écume.
Nous creusons le sable, nous ramassons les coquillages, nous fortifions nos châteaux de digues toujours détruites par l’eau, inexorablement.
C’est un spectacle rassurant que celui de ces gens, enfants et adultes, tous constructeurs ou excavateurs, architectes enthousiastes dont les réalisations seront toutes éphémères. Ici, rien ne dure, nul ne l’ignore, mais chacun s’applique à parfaire son œuvre sableuse. La nature règne en maîtresse, l’humain se plie à sa toute-puissance, il retrouve enfin la place qui est la sienne.
Et toujours le vent gifle nos joues, le sable griffe nos fronts.
D’aucuns préféreraient des cieux plus cléments et un climat plus tempéré. Pas moi ; je fuis la chaleur. Et ne faut-il pas mieux bâtir des châteaux – fussent-ils de sable – en Normandie qu’en Espagne ?

Jours écarlates à Houlgate

Le soleil règne enfin sans partage. Les vacanciers passent sans transition du blanc au rose rougeâtre. Un vent maritime et frais camoufle provisoirement la morsure brûlante de notre épiderme.
La plage est un spectacle à elle seule où se côtoient des individus en bottes et anorak et d’autres en maillots de bain. L’eau est glaciale, peu se baignent et toujours avec force cris. Les grands parents sortent leurs petits-enfants ; ceux qui n’ont pas de descendance promènent leurs chiens qui conchient allègrement les zones de baignades pourtant interdites aux bestioles à poils.
Des gamins courent en culotte ou pataugent dans les flaques laissées par la marée, d’autres ont pour consigne de jouer sans enlever leur pull, sans se tacher, sans se mouiller, sans s’éloigner.
Avec mes filles, j’élève des pyramides de boue cernées de douves salines que nous relions à la mer par un canal. La pelle s’active et nos mains fouissent ; nous excavons parfois un crabe. Je raccorde ce monument à un trou modeste – mais que l’imagination rend large et profond – empli d’eau baptisé « piège-à-enfants », dans lequel les filles enlisent leurs pieds en poussant des hurlements d’orfraie comme si elles étaient à la merci d’un ogre.
La journée s’achève par un tour de manège. Les enfants s’élèvent dans une soucoupe volante, s’envolent dans les bras d’un super-héros, le rêve est sans limite – pas comme la mer, toujours barrée d’un imperturbable horizon.


lundi 13 avril 2009

Mandragore

« Pousse-toi, je ne vois rien ! »
Mais Tim ne s’écarte pas ; au contraire, il s’ingénie à me cacher la vue. Il s’interpose entre la porte ouverte du salon et moi – nous revenons de l’école et les fermetures de son cartable qu’il a encore sur le dos me blessent le visage.
« Mais laisse-moi voir ! »
Tim ferme la porte sans bruit. Il se retourne au ralenti et son visage est pâle, si diaphane que je peux presque regarder à travers. Il s’éloigne pour téléphoner et je reste seul devant la porte close, close pour l’éternité, sans retour.
Plus tard, la sonnette d’entrée retentit et Tim, en grand frère responsable, prend la situation en main. Il parle aux adultes, avec raison et quelques tremblements. On me conduit avec douceur dans la cuisine où quelqu’un me sert un chocolat brûlant.
Une agitation subite s’empare de l’appartement ; du salon émanent des bruits incongrus dont je ne peux qu’imaginer la signification. La pièce m’est interdite et pourtant, j’ai tout vu. Fugacement, mais j’ai vu. Vu le corps de Papa suspendu au lustre, son visage gonflé, indéfini entre le rouge et le blanc. Et les yeux surtout, comme ceux des poissons sur les étals. Vitreux. Fixes.
Et soudain des cris hystériques jaillissent : Maman est rentrée. Elle surgit dans la cuisine, flanquée de Tim dont elle broie l’épaule de ses doigts crispés. Elle me saisit également, avec violence, ses larmes dégoulinent dans mon cou. Tim tente de se dégager, il a encore pâli. Ses jambes se dérobent, il s’affale sur la table, projetant mon chocolat sur le chemisier de Maman. Ses hurlements redoublent devant la syncope de son fils – ou peut-être sous la brûlure causée par la boisson.
Je regarde, médusé, Maman flanquer des gifles à Tim en criant son nom comme si c’était lui qui était mort. Il revient vaguement à lui ; on le met d’autorité au lit. Et par un mystère dont seuls les adultes ont le secret, je m’y retrouve aussi. Comme si je pouvais trouver le sommeil.
J'écoute le brouhaha, d’autres personnes sont arrivées et je reconnais la voix de tante Suzanne. Elle va calmer le jeu, c’est sûr, vu qu’elle n’aimait guère Papa. Dans la chambre règne un silence de plomb. Tim ne dit pas un mot mais j’entends son cerveau fonctionner, ses neurones qui peinent à se connecter, sa conscience qui fuit l’évidence. Je l’appelle dans un murmure, il ne répond pas, mais je sais jauger son état à sa respiration.
Moi, bizarrement, je comptabilise les faits, je recherche des causes, j’émets même des hypothèses sur l’avenir. Tout demeure analytique, et c’est tant mieux ; quand l’information atteindra le cœur, elle créera un ravage sans précédent, un peu comme un cyclone d’épines, une tornade sanglante.

Le lendemain, tante Suzanne nous réveille. Un calme total s’est abattu. Maman est assise sur le canapé du salon, l’air hagard ; elle porte encore son chemisier taché qui forme avec son visage au maquillage dégoulinant un ensemble saisissant.
En levant la tête, je remarque que l’accroche du lustre où Papa s’est pendu est à moitié arrachée. Il faudra faire venir quelqu’un pour réparer ça.

mardi 7 avril 2009

Chroniques d'Ürtanaheh (extrait 2)

Muxam, toujours muette, s’isolait fréquemment ou passait de longues heures immergée dans les eaux du lac qui, en glissant sur sa peau duveteuse, érodaient peu à peu les strates de son chagrin. Elle recouvra imperceptiblement le goût de la vie mais ne dut celui de la parole qu’à sa rencontre avec Ningalam. L’adolescent, de quelques années son aîné, se lia avec elle, sans doute parce qu’il était lui-même coutumier de la solitude. Celui-ci se hissait jusqu’à la canopée dans le seul but d’y admirer l’immensité de la forêt et cette mer de verdure qui lui semblait tout à la fois prête à le protéger ou l’engloutir. Il y entraîna Muxam ; cet interface entre le monde terrestre et l’espace aérien leur fut un refuge autant que dura leur deuil respectif – Ningalam avait perdu depuis peu son œil droit lors d’une chasse, non pas du fait d’un acte héroïque contre le gibier mais en entrant violemment en collision avec un tronc rugueux. Assommé, il avait été ramené au campement avec quelques moqueries d’ailleurs vite tues lorsque son œil s’était infecté et avait dû être ôté. Sa vision à présent monoculaire et plane lui interdisait dorénavant toute velléité cynégétique ; lui qui appréciait particulièrement de courir au cœur de la forêt, zigzaguant entre les arbres, vivifié par la fraîcheur sur son visage avait été contraint d’abandonner ce plaisir gratuit puisqu’il ne pouvait plus guère évaluer les distances. Peut-être était-ce à cause de ce handicap qu’il se plaisait à la cime même des arbres ; tout, proche ou lointain, semblait identique et l’immensité était telle qu’on en perdait la notion d’espace.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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