Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

samedi 29 août 2009

Où l’on apprend qu’un pain peut faire déborder le vase

Depuis toujours, j’aime le pain odorant et le croissant croustillant ramenés dès potron-minet pour le petit déjeuner. Le beurre salé s’amollit légèrement sur les tartines encore tièdes, la confiture y dégage son arôme. À la grande horreur des puristes, je trempe le pain dans mon thé et je contemple les yeux formés par le beurre fondu comme autant de particules huileuses et exquises. Le thé bu, je me sers une tasse de café, aussi noir qu’il est sans sucre et je savoure ma viennoiserie dont le goût riche se répand sur mes papilles ; quelques miettes restent évidemment collées à mes doigts que je suçote avec délice. Ne sont-ce pas les petits plaisirs de la vie ? Pourtant, ils ne sont pour moi que rêve irréalisable, fantasmagorie gustative.
Depuis toujours, ma femme congèle le pain, ou plutôt d’immondes baguettes blanchâtres et moulées qu’elle achète par lot de dix au supermarché. La seule variante possible est de temps à autre une offre promotionnelle grâce à laquelle elle revient avec douze baguettes pour le même prix, chose qui la met, pour une raison obscure, en joie. C’est dire si ma vie – le petit déjeuner du moins – est morne.
La semaine dernière, je descends dès l’aube à la boulangerie et remonte avec une baguette à l’odeur si exquise que je n’ai pu m’empêcher d’en grignoter l’extrémité. J’entre triomphant dans la cuisine et me retrouve nez à nez avec mon épouse, chacun de nous tenant son pain, comme deux adversaires ayant dégainé leur épée, qui croquante, qui congelée. Ma moitié me lance un regard d’une haine entière et ménagère comme si je tenais à la main la culotte de la boulangère et non le fruit de son labeur. Signalons au passage combien la boulangère est gironde avec ses yeux noisette et ses dents régulières dotées d’un diastème léger mais encourageant. J’imagine que c’est son mari qui est au fourneau, mais justement, il est au fourneau, ce qui laisse toute latitude à mes digressions en tout genre.
Or donc, ma femme – puisque c’est surtout d’elle qu’il s’agit – fait suivre son coup d’œil furibard d’un déluge de paroles allant de l’injustice à la complainte, le tout saupoudré de remarques assassines sur mon esprit frondeur et le physique de la boulangère, comme si j’y étais pour quelque chose – dans les deux cas. Ce fut donc la première et la dernière fois que je m’aventurais à manger un autre pain que celui fourni par ses soins.
Cela dit, toute dispute ayant un avers, ma femme, concourant sans doute pour la médaille de la mauvaise foi, a modifié son approvisionnement. Mon thé n’est plus le réceptacle libatoire d’une infâme baguette – maigre victoire, s’il en est – mais d’une miche ronde et formatée, hélas toujours congelée. Je mastique donc ma pitance en silence et si la baguette ne laissait en bouche et en estomac qu’une impression de rien, cette boule insipide m’occasionne des renvois au vague goût de levure industrielle. Tout ceci serait tolérable si je ne mangeais pas à présent sous l’œil sarcastique de mon épouse que je soupçonne prête à sortir ses serres au moindre soupir de ma part indiquant une insatisfaction rebelle. Je plonge mon regard dans mon bol où des milliers d’yeux m’accueillent, yeux que je me représente appartenir à une boulangère démultipliée et, malheureusement, inaccessible.
Mais l’homme, tout patient soit-il, n’en est pas moins un, avec un esprit de tolérance limité et une bonhomie à l’avenant. Chaque petit déjeuner est devenu une torture ; mon bourreau brandit la miche du supplicié et se délecte de mes grimaces rentrées tandis que mon estomac se garnit, à défaut de croûte dorée et de mie moelleuse, d’ulcérisations de contrariété dues à mon ordinaire matinal. Aussi, ce matin, lorsque ma tortionnaire extirpe du congélateur le pain du délit, mon sang ne fait qu’un tour. Et quand elle l’exhibe avec une satisfaction sardonique, je le lui arrache et lui fracasse la tempe de cette arme improvisée. Elles s’écroulent toutes deux au sol, ma femme dans un bruit flasque pour le corps et sourd pour la tête, la miche avec un tel fracas que je crains un instant qu’elle n’ait fêlé le carrelage – heureusement, il n’en est rien.
Inconsciente, ma femme respire par à-coups. Je saisis le pain, mes paumes deviennent instantanément glacées et humides. Mon regard se pose alternativement sur le visage tuméfié de mon épouse et sur la miche froide et infecte. Alors, consciencieusement, je frappe avec force et méthode sur le crâne déjà entamé jusqu’à ce j’entende un craquement. Le croirez-vous ? Ce pain congelé, sans doute de par sa forme ovoïde et compacte, ne s’effrite ni ne fait de miette même soumis à une très forte pression.
Je rince ensuite brièvement le pain pour en ôter les traces de sang et après cinq minutes de ronronnement, le four à micro-ondes m’informe de sa décongélation. Je le découpe en larges tranches que je grille, beurre et enduis de confiture. Je tente de compter les yeux qui se forment à la surface du thé, innombrables et rieurs, comme autant de déjeuner promis à l’enchantement de la croustille et au charme de boulangères affriolantes. Et pour être honnête, le pain n’est pas si mauvais, ainsi agrémenté de son goût de dernière fois.

dimanche 2 août 2009

Savinienne et le vertige - 8

Savinienne évoque son enfance, ses quelques distractions. Elle est allée au cirque, une fois seulement. Elle me raconte les clowns, les rires, les grimaces.
Je l’interroge sur les contorsionnistes et autres antipodistes dont elle semble tout ignorer. Elle se souvient avoir vu un homme marcher sur un fil, mais le funambule n’a pas laissé la trace de son nom, sa mémoire en ombres chinoises, en silhouettes floues.
Ses yeux clos concentrent le sourire de ses souvenirs.
« Qui sont les gens sur les trapèzes ? » questionné-je ?
« Pas moi ! » répond-elle et, d’un air apeuré, retombe dans le présent, vertigineux.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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