Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

lundi 7 mai 2012

Fleuves impassibles (JPH n°134)

Jeu littéraire du forum À vos plumes : écrire un texte dont l'action se déroule dans un café, un bistrot ou un restaurant. 

Ce fut exactement au moment où je détachais le premier filet de ma sole que je vis passer le poisson au milieu du restaurant. Le poisson en question – mon poisson, à tout le moins celui que je suivais des yeux – flottait dans l’espace, à hauteur d’épaule de convive (considérant un convive assis, bien entendu), aussi à l’aise que s’il avait ondulé entre deux eaux. L’animal m’était d’une espèce inconnue, mais j’étais tout à fait ignorant en ichtyologie, sauf à envisager en guise de connaissance la sole que je m’étais apprêté, quelques minutes auparavant, à dévorer et dont, interrompant mon geste à l’apparition saugrenue qui s’offrait à moi, j’avais abandonné la découpe. 
Edwige, assise en face de moi et qui massacrait allègrement son rouget aux câpres, surprit mon mouvement suspendu (et sans doute également mon air hébété) et me lança une remarque acerbe, certainement pour camoufler la difficulté qu’elle éprouvait à dépiauter correctement sa bestiole ou, qui sait, jalouse de la précision avec laquelle j’avais levé mon filet. Je jetai sur elle un regard vitreux ; la sole n’était d’évidence pas le seul poisson que je connusse, j’aurais pu, en l’occurrence, y ajouter le thon ou la morue ! Aussi, afin de ne pas perdre la face, je récitai les deux premiers vers – ô combien de circonstance ! – qui me traversèrent l’esprit : 
«J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades 
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants. » 
Et je fixai Edwige d’une prunelle pénétrée de poésie, comme si Érato m’avait elle-même inspiré ces deux alexandrins. Le poisson qui m’avait troublé avait disparu sans que je m’en fusse même aperçu et, pas plus que les autres consommateurs, Edwige ne semblait l’avoir remarqué. C’était une sceptique par nature, je ne lui dis rien de la vision pisciforme que j’avais eue et, devant l’air goguenard qu’elle arbora en réponse à mes vers, je supposai qu’elle ne savait rien non plus de Rimbaud et de son bateau ivre. Pourtant, d’ivresse point ! Je n’avais bu qu’un verre d’eau – mais l’eau n’était-elle pas justement l’élément de la bête en question ? À moins que je ne fusse déjà passé dans un monde parallèle, peut-être avant-goût de l’autre, et que l’œil noyé du poisson ne fût que le prélude d’une saison en enfer. 
Les reliefs du malheureux rouget, sur lequel elle s’était acharnée au prix d’une lutte sans merci, parsemaient l’assiette d’Edwige, Edwige qui pérorait sans que je l’entendisse ni qu’aucune arête vicieuse n’eût eu l’idée de s’aventurer dans sa gorge logorrhéique. Je reposai mes couverts, renonçant à continuer plus avant l’écorchage de ma sole. J’avais la bouche sèche, je tendis mes mains fébriles vers mon verre que j’avalai d’un trait. Je réalisai trop tard l’imprudence de mon geste, j’avais absorbé la quantité de liquide superfétatoire, la goutte qui ferait déborder le vase. Edwige avait disparu ; à sa place, mais également vêtu du même tailleur d’un bleu squameux, un énorme poisson posait sur moi ses yeux opaques, pointant sa fourchette dans ma direction d’un air accusateur. 
Je me penchai vers elle (Edwige) ou lui (le poisson) et, lui soufflant délicatement dans les branchies, murmurai : 
 « […] Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants. »

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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