Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

mercredi 21 avril 2010

Humide armide

On raconte que Circé, aussi mythologique qu’enchanteresse, transformait les hommes en pourceaux. De quelques ingrédients triturés en potions, d’une poignée de sorts, naissaient groins, oreilles et appendices caudaux. De ses ensorcellements, la mâle pilosité virait au rare poil porcin, vulgaire et grossier. Et le bipède masculin de s’accroupir, de trébucher sur quatre pieds chaussés de sabots.
L’histoire narre également l’épopée d’Ulysse qui mit la magicienne dans son lit et vanta, avec force chants virils et érections de circonstance, la délicatesse de sa peau – touffeur, lèvres tourmentées, pubis tomenteux.
Circé, viens à moi ! Et si tu entrevois les trames labiles du destin, tires-en les fils, glisse-toi dans mes draps/bras et que riment pythonisse et vice.
Ouvrons l’odyssée, cuisses et grain lisse de nos membres. Nul besoin de sortilèges – foin des pièges ! – je suis tout acquis à tes mains. Saisis-moi, malaxe-moi, envahis/avilis mon corps ; pour toi, Circé, je serai un porc.

mercredi 7 avril 2010

Fil

À lire ici ou sur le blog de Magali Duru, un récit écrit suite à son appel à texte sur le thème "Trois femmes puissantes".

Urd s’éveilla la première ; au-dessus d’elle, les mondes bruissaient de leur inconstance, les hommes puisaient dans leur pauvre foi un viatique contre l’inéluctabilité, les morts s’entrechoquaient en cadence, les géants poussaient cris et grognements, les dieux mêmes considéraient avec circonspection l’humeur des tisseuses.
Urd n’avait pas encore bougé, tout juste sentait-elle sous sa nuque la racine puissante d’Yggdrasil et, sous son corps, l’herbe délicieuse qui tapissait le sol divin. Avec lenteur, elle se leva ; avec mesure, elle entraîna sa chevelure longue et pâle, ses mains puisèrent à la source, ses paumes en creux apportèrent à sa bouche l’eau, fraîche. Les temps n’avait pas de prise sur elle qui se gaussait de la pusillanimité des êtres et, surtout, de leur fragilité. Alentour, elle entendait se rompre un fil, puis un autre, ainsi de suite, sans fin : à chaque craquement sec, une vie se dissolvait, des créatures pleuraient un disparu, certaines s’en réjouissaient sans doute. Toute existence de cesser, aussi fugitive qu’un cisaillement de cheveu.
Le bruit de pas incertains attira son attention, approchait un homme – chose presque incroyable – eux qui n’avaient certes pas leur place au pied de l’Arbre. Cependant, il advenait que, peut-être une fois par siècle, l’un d’eux franchît les barrières naturelles du lieu, surmontât moult épreuves et, tel un héraut misérable, se présentât devant elles. Urd éveilla ses consœurs, frôlant leurs joues, piquetant la pointe de leurs doigts de ses ongles. Verdandi ouvrit les yeux – elle n’aimait guère être sortie de ses rêveries et grimaça quelque peu, plus par habitude que par une réelle mauvaise humeur. Elle repoussa une mèche de sa chevelure rousse, la lumière du soleil ouvragée par les frondaisons dessinait sur son visage des tavelures végétales qui tremblaient à chaque respiration du ciel. Elle coula un regard sévère mais plein d’intérêt vers l’homme qui resta interdit, aussi immobile qu’un tronc, mais sans sa force.
Enfin, les deux femmes se penchèrent sur Skuld et l’arrachèrent brusquement à son sommeil, sûres qu’elles étaient de provoquer sa colère, ce qui fut bien entendu le cas. Elle se leva, gesticulant telle une furie, ses cheveux sombres esquissaient des arabesques irascibles, ses ongles formaient des croches fuligineuses. Plus que tout, elle ne pouvait supporter le sourire accroché aux lèvres d’Urd et de Verdandi – le réveil était toujours un calvaire pour elle et les deux pestes le savaient parfaitement. D’ordinaire, elle les invectivait sans ménagement puis faisait une toilette soignée, peignait sa tignasse noire, avalait une décoction de racines sèches et, rassérénée, retournait à son ouvrage quotidien qu’elle était contrainte de partager avec les autres. Non pas qu’elle les détestât, simplement elle souffrait de ne pouvoir maîtriser à elle seule l’art de la destinée. Cependant, la vue de l’humain qui tremblotait suffit à la calmer – elle sut qu’elle pourrait retourner une part de son fiel contre lui. Et parce qu’elles étaient dotées d’un sens aigu de la théâtralité, les trois Nornes s’assirent côte à côte, dans un alignement parfait, chacune offrant qui son profil, qui son trois quart face, selon son meilleur angle. Pour parfaire le tableau, les trois chevelures s’entremêlèrent, semblant douées d’une vie propre.
D’ordinaire, les hommes descendaient de leur monde veule pour tenter de ressusciter leur belle et cela faisait toujours beaucoup rire les Nornes qui estimaient la tentative d’une bêtise sans nom. Aucune existence ne saurait être tissée sans le fil noir de l’avenir et du trépas, telle était la loi – et ceux qui étaient morts ne pouvaient vivre à nouveau, toute chose rompue l’étant de façon définitive. Le seul intérêt que trouvaient les Nornes à la survenue d’un étranger sur leur territoire était l’imagination dont elles devaient faire preuve pour torturer le quémandeur prêt à toutes les extrémités pour tenter d’infléchir l’inéluctable.
Finalement, une branchette tomba d’Yggdrasil et s’abattit sur le front d’Urd qui poussa un petit cri ; Verdandi pouffa et la première ne retrouva sa contenance qu’en cueillant un brin d’herbe qu’elle se mit à mordiller d’un air pénétré. Skuld ramassa la brindille chue et la décocha d’une détente athlétique vers l’homme – durant sa lancée, elle se mua en corbeau, l’oiseau vint se poser sur l’épaule du pauvre hère, appliqua son bec contre son oreille. Le murmure des mondes cessa un instant, la bête délivra son message, piqueta le lobe – une goutte de sang perla que l’oiseau but, d’un élan il s’envola, ne laissant qu’une fiente verte.
Heureusement, la demande surprit les Nornes ; il ne s’agissait pas cette fois de ramener à la vie une hypothétique dulcinée mais d’une requête inhabituelle. L’homme ne souhaitait rien moins que l’immortalité. Urd ricana bien un instant mais Skuld tendit vers elle la main. S’ensuivit un conciliabule, les trois femmes discutèrent avec vivacité, on apercevait parfois une grimace, Urd tira même la langue puis les palabres s’envenimèrent et Verdandi dut séparer ses consœurs du passé et de l’avenir qui menaçaient de se crêper le chignon ce qui était, bien évidemment, une image puisque leurs cheveux respectifs étaient lisses et non noués. Enfin, la dispute cessa et les trois femmes reprirent leur agencement trinitaire. Elles montrèrent à l’homme les fils de toutes les vies, le marché était simple, à lui de trancher au hasard l’un d’eux : une mort en contrepartie de sa vie éternelle. Mais l’homme songea à sa fille, le soleil qu’il aimait par-dessus tout et, dans chaque fil, croyait reconnaître l’éclat de sa peau, la pureté de son rire, la souplesse de son caractère.
Il pria donc les Nornes que ne lui soit pas présenté le fil de sa descendance ; les conciliabules reprirent et les femmes s’accordèrent sur le nombre de trente-deux vies à trancher, garantissant qu’en échange celle de l’enfant ne serait pas du nombre. L’homme avait sans doute beaucoup souffert pour parvenir au pied d’Yggdrasil, certainement avait-il également tué, aussi que lui importait le souffle de quelques êtres contre la pérennité du sien ? S’il avait fait preuve de plus d’acuité, il aurait lu sur la garde du poignard que lui tendaient les Nornes le mot vanité. Il se saisit pourtant de l’arme et trancha au hasard, les fils cédèrent dans un cri tenu et fluide et, à chaque rupture, la lame s’émoussait – il peina à cisailler la dernière tant le couteau était usé et l’âme s’éteignit dans une souffrance indicible. De leur côté, les Nornes semblaient beaucoup s’amuser de ce spectacle et, dans le même temps, tissaient ensemble un brin de chaque chevelure pour créer d’autres vies.
Les Nornes levèrent ensuite le bras vers l’homme qui fut happé vers les branches de l’Arbre et, avec une certaine brusquerie mais un sens de l’orientation sans bavure, atterrit sur la Terre où il rejoignit ceux de son espère, tous mortels, tous, sauf lui, dotés d’une sève limitée. L’histoire s’achève de la façon suivante : l’homme retrouva sa fille qui, avec l’amour malléable caractéristique des enfants, se réjouit de l’éternité de son père. Aucun d’eux ne considéra les faits plus loin que le présent. Quelques décennies plus tard, l’enfant, devenue femme, mourut – son père tenta en vain d’atteindre à nouveau le repaire des Nornes et marauda du monde des Ogres à celui des Elfes obscurs, cherchant partout un remède à sa souffrance, sombrant dans une folie amère, quémandant même la mort qui, promesse de Nornes oblige, ne vint jamais. Il traînait sa carcasse douloureuse et se mit à hurler d’une façon affreuse mais si hypnotique que le dieu des vents imita son cri pour créer le typhon. L’homme jamais ne surmonta sa peine et l’on raconte qu’il erre encore de nos jours sous la forme d’un serpent – pitoyables et éternelles reptations – tandis qu’au pied d’Yggdrasil les trois Nornes, alternant labeur et chamailleries, tissent inlassablement cheveux et destinées.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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