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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

mardi 11 février 2014

S'enraciner

Le portail s’est ouvert et le sol a pris une consistance inattendue. L’asphalte s’enfonçait légèrement sous mes pieds, si peu pourtant que je n’étais pas certain de ne ressentir que l’amorti de mes semelles. 
J’ai fait un pas, puis deux, quelques uns encore et la sensation s’est accentuée. Je me suis déchaussé, l’asphalte que je connaissais ferme, rugueuse et inhospitalière a épousé la forme de mon pied. Avec exactitude. Presque amoureusement. Le contact était frais, les aspérités des caresses, brindilles ou fourmillements. 
À chaque enjambée supplémentaire, le moelleux a crû, et j’étais si concentré sur ce phénomène, le regard sans cesse tourné vers le sol, que je n’ai même pas remarqué la disparition progressive des constructions. Quand j’ai relevé la tête, il n’y avait plus rien autour de moi et, à perte de vue, de l’herbe, de l’herbe sans fin. J’étais noyé au cœur d’une prairie sans limite mais, au lieu de l’angoisse que l’on pourrait imaginer, j’éprouvai un sentiment indescriptible. J’étais unique, l’herbe ne m’engloutissait pas puisque j’en étais le seul élément vertical. Au contraire, j’étais axe, pivot, dieu peut-être. 
Puis mon ouïe a dépassé les frontières de l’infini, et j’ai entendu le bruissement un milliard de fois démultiplié des insectes qui s’affairaient au milieu des herbes minuscules, chatouillant de leurs pattes innombrables les élans de chlorophylle. Ainsi étaient-ils, légion, comme dans le décompte biblique, courant après leurs œuvres microscopiques. Je crois bien qu’en faisant effort j’aurais pu percevoir également le fouissement des lombrics et autres vers. Mais le vent a soufflé, détourné mon attention. Il s’est engouffré dans mes cheveux avec tant de naturel que je ne savais dire s’il s’agissait d’une caresse ou d’une gifle. Il a frôlé mes paupières et m’a arraché quelques larmes, aussi menues que la faune du sol. 
C’est à ce moment que j’ai senti mes orteils s’étendre, s’enfoncer, s’enfouir encore, profondément.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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