Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

mardi 27 mai 2014

Liberté, égalité, muscidé

Dès son éclosion, Georges Lamouche se différencie de ses frères. Il n’est encore qu’un asticot inexpérimenté mais sent d’instinct ce qui le distingue de ses semblables. D’ailleurs, alors que sa parentèle atteint un imago définitif, lui continue à grandir sans se préoccuper du qu’en dira-t-on. Il atteint la taille respectable pour un diptère de sept empans et demi. L’ostracisme dont fait preuve envers lui sa propre espèce le prépare à affronter celle des hommes. 
Il apprend simultanément à parler et vrombir, bilinguisme presque naturel qui lui ouvrira bien des portes. Au lycée, c’est un élève brillant – il remporte haut la main la coupe interscolaire de tennis de table, aidé en cela par ses quatre mains (cette victoire compense sa peur atavique de l’eau qui l’empêche de concourir en natation). Malgré l’opposition de certains parents d’élèves réactionnaires, il dirige le journal estudiantin de l’établissement : « B(u)zzz ». Né simplement La Mouche, il se donne Georges pour prénom, peut-être pour profiter de sa royale influence. 
C’est sans doute ce destin unique qui lui confère un sens aigu de la justice et, surtout, du respect de l’individualité. Il s’engage donc très tôt dans la vie civique, combattant notamment au nom de toutes les minorités, même quand celles-ci le désavouent. Jeune mouche, il connaît une notoriété locale en sauvant un adolescent suicidaire qui s’est jeté du douzième étage : d’un coup d’aile, il le cueille en plein vol et le dépose à terre. Suite à cet exploit, il est élu maire de sa commune et, sous l’insistance des siens, promulgue un édit interdisant de ramasser les crottes de chien. 
Il poursuit une carrière politique mouvementée, semée d’embûches et de détracteurs, jusqu’à atteindre le poste de président du sénat qu’il occupera avec panache en tant que Grand Drosophile. Remarqué par le premier ministre, il intègre son cabinet, serre quelques mains, transmet autant de maladies et obtient rapidement le portefeuille de l’intégration nationale et animale. 
Un bref scandale de coprophilie ne parvient pas à étouffer son influence. Il mène campagne et, malgré les slogans adverses (« Dites m… à la mouche ! », « Une tapette pour la mouche ! »), évince ses rivaux aux élections et devient la première mouche président de la république. Du haut de son mètre cinquante, il est – à une exception près – le plus petit président français, ce qui ne l’empêche pas d’utiliser ses six pattes avec énergie pour le bienfait de ses concitoyens. Il s’attelle notamment à légiférer sur le mariage inter-espèces malgré l’opposition de certains membres de son propre clan. 
À l’aube de ce qui aurait pu être son second mandat, il s’éprend de la blonde actrice Tara Musca ; elle lui donnera une larve qui mourra malheureusement avant de devenir pupe. Cette tragédie accompagne le déclin de sa carrière politique ; il reçoit un colis piégé contenant une plante carnivore et échappe de peu à un attentat au gaz insecticide perpétré par le RAID (Régiment Anti-Insecte Diptère) qui le laisse l’aile pendante et la facette oculaire terne. Il meurt quelques mois plus tard à l’Asile des Invertébrés, pris à parti par un gang de punaises ou, selon certains de ses biographes, étouffé par son ennemi de toujours : Spiderman.

vendredi 23 mai 2014

Mæander

Il l'avait prévenue pour le livre. Maintenant c'était trop tard. De toute façon, il détestait quand Aya prenait le manuscrit sans son autorisation. Qui plus est s’il en manquait le dernier chapitre. Qu’est donc un livre sans fin ? 
Il l’avait donc avertie : « Ce sera un opus captivant. » 
Quel titre vas-tu lui donner ? avait-elle demandé. 
Mæander
Quoi ? 
Méandre en latin… 
Quel titre prétentieux ! 
Mais elle avait commencé la lecture de la première page. À la seconde, sa main avait légèrement tremblé en tournant le feuillet. Dès la troisième, elle était hypnotisée ; comment s’évader de l’espace ténu qui sinue entre les caractères ? 
Il n’y a que dans les films que les personnages foncent tête baissée vers un lieu de terreur spécialement préparé à leur attention. Dans la vie réelle, les gens fuient le noir et décampent dès qu’ils aperçoivent une silhouette suspecte. Ils esquivent la peur, sauf au cinéma, sauf dans les romans. Et la peur, il en connaissait un rayon, c’était même son fond de commerce. Auteur à succès de romans noirs, cela avait de quoi impressionner. Mais pas Aya ; elle avait toujours un avis critique sur ses livres, un avis qui aurait indigné ses aficionados. Leur relation n’avait changé en rien son opinion sur sa littérature entre guillemets comme elle l’appelait. Aya était sans doute le reflet de sa propre face masochiste. Sa petite épine, sa souffrance constante et délicieuse. 
Dans ses romans, les protagonistes eux aussi souffraient beaucoup et, surtout, longtemps avant de mourir. Si lui était masochiste, son lectorat était à coup sûr sadique. 
Il quitta la pièce, laissant Aya s’égarer dans sa lecture. Un titre prétentieux, souffla-t-il en haussant les épaules. Un titre justifié ! Les personnages erraient au long des pages dans un labyrinthe, parfois hérissé de pièges mortels, parfois vide de tout, d’un vide plus angoissant encore. D’autant plus angoissant que peu en réchappaient – il n’octroyait la vie sauve qu’à un seul de ses héros. Uniquement un. Toujours. Le manuscrit n’avait pas de dernier chapitre, aucune page finale dévoilant le nom du survivant. C’était à la fois tragique et exaltant de porter cette responsabilité de vie ou de mort. 
Mæander. Un titre tout sauf présomptueux. Aya s’était déjà perdue dans les méandres de son imagination. Quant au latin, il se justifiait parfaitement. Ce livre serait son chef-d’œuvre, une création archétypale, à l’image des grands canons antiques. Un texte qui ferait date. 
Aya avait tant de fois arboré un air condescendant envers ses précédents ouvrages. Celui-là était différent. Elle l’avait saisi, inachevé, avec sa désinvolture coutumière. Elle savait pourtant qu’il n’aimait pas qu’on lise son texte avant son ultime phrase écrite. Il pourrait aussi décider de ne jamais le finir, pas de terme, pas de dénouement, Aya errant pour toujours entre les pages du dédale. Errant, provisoirement vivante. Il n’avait encore rien décidé. Les personnages ont une vie propre, certains sont si coriaces que même l’auteur peine à s’en débarrasser. Et il ignorait si Aya appartenait à cette catégorie. 
Il rempila avec soin les pages désordonnées du manuscrit. Il était de toute façon trop tard pour se remettre à l’écriture aujourd’hui. Les choses, comme les souffrances, pouvaient attendre ou durer. Il l'avait prévenue pour le livre. Maintenant c'était trop tard.

jeudi 1 mai 2014

Peut-être dans le ciel un corbeau

Comme les autres voyageurs, je suis resté interdit quand le train n’a pas marqué l’arrêt. Il y a eu un moment d’hésitation, puis les commentaires ont fusé à propos de l’incapacité des compagnies ferroviaires. Mais la distance n’est jamais très longue d’une gare de banlieue à la suivante ; chacun l’a attendue. 
Là où la colère est montée, c’est lorsque le train a continué sa course à la gare suivante. Évidemment, sans aucun message du conducteur ! Quelques insultes ont jailli, ainsi que plusieurs portables pour appeler qui son conjoint, qui l’école. Mais alors que les wagons filaient, quelqu’un a fait remarquer que son téléphone ne captait aucun réseau, son voisin a confirmé cette même particularité et, tous, presque dans un ensemble parfait, avons fixé le cadran de notre appareil pour aboutir à la même constatation. 
Au troisième arrêt manqué, un passager plus aventureux a tiré le signal d’alarme, sans plus de résultat. Chacun y est allé de son hypothèse, farfelue, stupide, tragique. Une voix a même évoqué quelque terroriste. Il y a eu un frémissement général, une femme a parlé de ses enfants, je crois que quelqu’un a sangloté au quatrième arrêt, un autre a psalmodié une prière au cinquième. Un estomac a gargouillé et j’ai perdu le compte des gares dépassées, il était l’heure du dîner. Et la nuit s’est progressivement agglutinée autour de notre bolide. 
Tout le monde s’est rassis, certains à même le sol. Le silence s’est installé, chacun s’est regardé, le train paraissait accélérer sa cadence et, à l’extérieur, les bâtiments éclairés se faisaient plus rares, comme si nous abordions peu à peu les franges d’un no man’s land pourvu d’étoiles chiches. 
Une lassitude subite m’a envahi et je me suis assoupi. Impossible de dire combien de temps après je me suis réveillé ; les passagers dormaient et, à la faible lueur du wagon, je ne percevais dans l’obscurité alentours rien qui puisse suggérer une trace de civilisation. J’ai porté machinalement ma main à mon visage, ma joue avait une consistance que je ne lui connaissais pas. J’ai eu un tremblement, regardé mes paumes, puis leur revers, j’ai cru y voir une peau fripée et tâchée, mais peut-être n’était-ce que l’illusion de la fatigue et de la pénombre. Et j’ai sombré à nouveau. 
Le jour a point, j’ai ouvert les yeux, je respirais avec difficulté et mes mains étaient émaciées à l’extrême. Mon reflet dans la vitre m’a renvoyé l’image d’un autre. Et j’ai alors remarqué mes voisins, tous avachis, tous blanchis – je crois même que certains étaient déjà morts. Mon vis-à-vis me regardait également bouche bée et, entre ses lèvres entrouvertes, je voyais les gencives dépourvues de dents. Il tenait encore, serré dans sa main tavelée, son portable obstinément muet. 
Le train poursuivait sa course inexorable sans autre fin que notre terme. Autour de nous, un soleil froid éclairait avec parcimonie la voie ferrée unique sur laquelle nous roulions. Le paysage était plat, uniforme jusqu’à l’horizon, il aurait été difficile de dire si le sol était de terre nue ou d’herbe rare. J’ai vu des étincelles, comme la crinière d’une comète, des étincelles indisciplinées. 
Et peut-être dans le ciel un corbeau.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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