Les jours se succèdent, tous identiques, déposent dans ma mémoire des carrés réguliers et calendaires ; les dates défilent, du un au trente et un, immuablement à quelques nycthémères près. Que penser de tous ces neurones occupés si futilement ?
Au lever déjà, des cris me poursuivent, les disputes jaillissent de droite et de gauche, toutes entachées de mauvaise foi. Je me penche sur mon bol de thé, j’observe les dessins laissés par le beurre, j’écoute à l’intérieur le croustillant de ma tartine, je tente de m’absorber dans cette contemplation. Mais toujours l’agitation familiale me cerne, les bruits phagocytent ma bulle de calme, éphémère, éclatée au premier cri. Paix et foyer seraient-ils antinomiques ?
De la maison à l’hôpital, le train crisse, les téléphones vrillent, le son des rails hypnotique. Le bus me brinquebale, la cohue est humaine et automobile, tous les sens tiraillés, les yeux accrochés par les mouvements, les lumières, les publicités stupides. L’ouïe est mise à mal, bourdonnements, cacophonie, acouphènes. La promiscuité s’immisce par tous mes pores, étrangeté d’un monde qui fuit le délice du vide.
Odeur hospitalière, âcre. Tous les vieillards me harcellent de leurs regards implorants, nécessité de vigilance, constamment. Tous quémandent une attention, une parole, une ébauche de sourire, tout geste devient une panacée. Aujourd’hui, l’un d’eux est mort, avant mon arrivée, la chambre déjà désinfectée attend une autre forme, une nouvelle silhouette cacochyme, muette et sans doute elle aussi désincarnée. Existe-t-il un lieu exempt de naissance et de mort, un refuge exquis où l’existence se réduirait à l’évidence ?
Fatigue ; chacun réclame son dû : femme, enfants, collègues, amis, voisins, tous y compris les étrangers croisés au hasard des rues, des magasins. Tous envahisseurs de ma proxémie !
Moi qui rêve de quiétude suis plongé en asolitude, villégiature bruyante où tout isolement ne peut être qu’illusoire. Nul autre ne souhaite à ce point connaître une seconde de néant, enfin séparé de toute stimulation. Je fais quelques œillades à la méditation, les sages ne surnagent-ils pas dans un univers de sérénité ? Mais au premier jour, mon esprit manifeste sa véritable nature incessamment créative, les idées germent, les images se bousculent, les digressions sont sans fin. Le second jour, j’expérimente quelques vérités sur moi-même qui me laissent amer et déconfit. Le troisième, je constate que le chaos extérieur n’est rien en comparaison de mon brouhaha intérieur. Le sommeil lui-même ne m’apporte qu’une tranquillité relative, entrecoupée de rêves, hachée de cauchemars délictuels et de réveils brutaux.
Et pas une seconde je ne songe à la mort ; qui sait ce qui se trame sur l’autre rive ? Il me faut être réaliste, la multitude des défunts – quelle que soit sa domiciliation, édénique ou chthonienne – doit bien s’y terrer, prête à m’accueillir, prête à m’envahir, elle aussi. La Terre compte plus de six milliards d’individus, ce chiffre déjà insupportable ne peut être que broutille comparé au peuplement de l’au-delà.
En désespoir de cause, je harangue la foule, je l’invective, peut-être rehaussé sur une caisse, voire sur le toit d’une voiture. Et je crie « Solitude ! Solitude ! » jusqu’à en être enivré, jusqu’à ce que mes hurlements soient si présents qu’ils m’en fassent oublier mon entourage et les badauds ridicules qui m’observent en souriant, qui s’enfuient le nez sur le trottoir. Et je proclame la Solitude, comme un état souverain, un droit inaliénable. Et je proclame la Solitude ; si j’en avais appelé à une tendre thébaïde, nul ne m’aurait compris.