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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

mardi 20 septembre 2016

Augural et mutin

     Je suis devant le miroir ; Luka m'a quittée. Mes cheveux, c’est ce qu’il préférait chez moi, des cheveux longs, très longs, d’un noir de jais. 
     Je n’ai jamais été ce qu’on appelle une belle femme, j’ai la mâchoire trop carrée, le corps un peu gauche. Mais j’avais ces cheveux-là que Luka refusait de me voir attacher. Il les désirait, volant autour de moi, comme un éventail sombre, un fouet les jours de vent. 
     Évidemment, je suis allée chez la coiffeuse. Comment, devant chaque miroir, imaginer Luka caressant mes cheveux ? Quand je me suis assise sur le fauteuil et qu’elle m'a demandé quelle coupe je désirais, j’ai éclaté en sanglots. La pauvre fille est restée pétrifiée : j’aurais dû comprendre que j’avais affaire à une empotée. Entre deux crises de larmes et autant de reniflements, j’ai bredouillé un carré court inintelligible que la pauvre fille a pris pour un carrément court. Moralité : j'ai quitté le salon démoralisée avec une coupe à la garçonne minimale. Je voulais me défaire de Luka, mais pas à ce point. 
     C’est ce visage marqué par les pleurs, ce visage défiguré de cheveux que reflète mon miroir. À moins que ce ne soit celui de ma rage amère contre Luka. Je n’ai jamais été un parangon de féminité mais, au lieu de la souligner, cette coupe en a gommé toute trace de mes traits. La boulangère ne s’en est pas trompée qui m'a accueillie tout à l'heure avec un « Et pour Monsieur, ce sera ? ». Elle n’a pas été plus ébranlée dans sa certitude quand elle a entendu ma voix. 
     La boulangère a sans doute passé le mot au miroir. Celui-ci s’obstine à me renvoyer le visage d’un jeune homme. Un jeune homme d'ailleurs plutôt bien fait de sa personne et à l’humeur accommodante. Lorsque je regarde vers la droite (ou la gauche), il se tourne dans la même direction et m’adresse de surcroît un léger sourire. Je suis sûre d’avoir entraperçu un clin d’œil. 
     J’ai pris une chemise de Luka, une chemise qu'il a abandonnée avec moi, ou peut-être l’une de celles que j’ai cachées pour qu’il ne les reprenne pas. Une chemise un peu cintrée qui mettait son buste fin et sa musculature déliée en valeur. Je l’enfile, le contact du tissu qu’il a porté est troublant ; je me bats un moment avec le boutonnage inversé et j’interroge le miroir. Pour un peu, je serais charmée par mon reflet. N’est la poitrine qui gâche toute masculinité et jure terriblement avec ce visage structuré. J’ôte la chemise et bande mes seins, les entourant encore et encore de Velpeau, aussi serrée que possible. C’est douloureux mais, le vêtement remis, l’illusion est parfaite. Je n’avais jamais particulièrement aimé mon corps ; j’en ai un nouveau, augural et mutin, comme dirait Ričardas Gavelis. Un corps et une prestance annonciateurs de plaisirs. 
     J’observe mon visage, sa mâchoire volontaire, sa coupe si virilement désinvolte. Je me demande de quoi il aurait l’air avec une ombre de moustache ou, pourquoi pas, des favoris, même s’il s’agit d’attributs d’une autre époque. Je suis résolue à essayer de nouvelles excentricités pilaires. J’hésite à rajouter une cravate mais, après bien des atermoiements (atermoiements que j’ignorais que les hommes pussent avoir), j’opte pour plus de décontraction, défait le premier bouton de la chemise, la laissant à peine entrouverte. 
     Je suis désormais prête à oublier Luka. En face de moi, l’homme soulève un sourcil et esquisse un sourire canaille. 
     Je n’ai jamais été aussi beau.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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