Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

lundi 14 juin 2010

Cryogénie

Tu es une poupée de glace, lisse et parfaite, sans aspérité aucune.
Tu es une poupée de glace, froide et magnifique, dont la peau jamais ne s’affaissera, dont les dents toujours mordront dans l’amour, avec innocence – sourire de jade, immarcescible. Ta peau juvénile jamais ne vieillira, tes cheveux lisses s’enroulent en volutes, spirales élégantes sur tes épaules de nacre.
Nul galant ne t’avilira, ton corps ne sera le sanctuaire d’aucune brutalité, la douceur est notre royaume, l’harmonie notre loi. Et grâce à ma force, tu n’auras pas à lutter contre l’envie, à te torturer de désir. Telle que tu es, exemplaire, tu resteras pour l’éternité, ange polaire. Les paillettes du gel dessinent des arabesques sur ton visage, tes yeux brillent, immenses et fixes.

mercredi 9 juin 2010

M

Parce que Siri savait déjà écrire, elle rédigea un mot bref mais intense. Quant à moi, sa cadette, je dus me contenter d’un dessin maladroit : un soleil et une forme indéfinie tenant autant de la silhouette humaine que de quelque créature tératologique. Bien que Papa s’y soit opposé, je tins à le déposer moi-même dans le cercueil de notre mère – d’aucuns prétendent que la mort n’est pas un environnement décent pour une enfant de mon âge mais force m’est de constater que ce n’est une compagnie acceptable pour personne.
Elle dormait, plus paisible que je ne l’avais jamais vue. C’était elle sans l’être, ses cheveux surtout étaient apprêtés d’une étrange façon et brillaient comme s’ils avaient été recouverts d’huile. L’effet était dérangeant mais pas vraiment effrayant. Je ne sais pas ce qui me prit alors mais, quand j’eus déposé mon pauvre message sur ses mains croisées, je touchai son visage. Sa joue était si glacée que cela provoqua en moi le choc de la véracité de sa mort. En une seconde, je ne parvins plus à calquer l’image maternelle sur ce corps gisant et je me mis à pleurer avec une force qui me terrifia et, entre ces sanglots incoercibles, je ne pus que prononcer son nom, interminablement.
Ce fut d’ailleurs le dernier mot que je prononçai jamais.
Siri, en aînée responsable, fut forte ; elle serra les dents comme elle avait coutume de le faire mais la nuit, depuis mon lit jumeau, j’entendais ses pleurs rentrés, la colère et la bile qui se mêlaient à son désespoir. De mon côté, j’agrémentais ses nuits de cauchemars qui ne me laissaient au réveil qu’un sentiment diffus que je ne pouvais qualifier mais que j’aurais pu décrire comme un nuage toujours mouvant. À Papa qui me consolait, je ne pouvais que répéter ma gémissante litanie. Et lui de sangloter avec moi. Siri, qui se navrait de voir notre père en cet état me fit la leçon et, dès lors, j’étouffai dans mes draps la terreur de mes cauchemars et tentai de me peindre, à son image, un masque impassible. Cependant, et malgré de nouvelles remontrances sororales, je ne pus dorénavant prononcer un autre mot que ce défunt nom, quelle que soit les situations ou les réponses que l’on attendait de moi – incantation onomastique. Papa, bien entendu, s’en alarma et sa détresse fut encore accrue par le visage de cire que j’offrais en toutes circonstances.
Le temps ne fit guère son office d’oubli mais plutôt celui d’érosion phonémique et, peu à peu, je perdis les lettres de mon invocation maternelle avec une rigueur illogique et un illogisme rigoureux ; d’abord la dernière, puis la pénultième, etc., dans une implacable apocope. L’affaire fut de courte durée au vu de la brièveté du nom et, bientôt, je n’en murmurai plus que la lettre liminaire dont le son semblait autant un murmure qu’une lamentation sibylline.
Et lorsque nous fleurissions la tombe, Siri fixait le marbre de ses yeux froids, Papa s’acharnait sur les mauvaises herbes qui s’évertuaient à troubler l’ordonnancement des bacs de fleurs. Et moi, minuscule et chétive, j’accompagnais le vent dans sa mélopée, espérant sans doute que cette initiale, telle un symbole magique, crée un fil invisible ou, du moins, l’espoir qu’il pût exister.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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