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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

jeudi 5 février 2009

Empreintes

Une nouvelle sur le thème imposé de la tentation (comme quoi, ce qui tente les uns ...)

Fouiller les ordures est un exercice qui exige méthode et rigueur. On reconnaît aisément les poubelles dans lesquelles vous attendent les trésors les plus inattendus. Je ne dévoilerai pas ma façon de procéder, sauf à avouer qu’il s’agit principalement d’une activité nocturne et ce, pour plusieurs raisons : chacun se débarrasse de ses rebuts au coucher, les éboueurs moissonnent leur manne effroyablement tôt mais, surtout, la concurrence est rude entre récupérateurs qui tous agissent à la faveur de la nuit.

Pour dire vrai, je suis un criminel raté qui compense les espoirs que sa famille a fait peser sur lui. Mon père, habitué des prisons, y a passé environ un quart de sa vie, généralement pour vols. Mon frère aîné, en fils modèle, a suivi la voie paternelle en y ajoutant sa touche personnelle : la violence. Ma sœur cadette ne démérite pas non plus puisqu’elle s’est spécialisée dans le détournement d’héritage.

Quant à moi, honteux, je ramène à la maison mes rapines qui n’en sont pas et subis les moqueries, même si l’argent que j’en retire échoit à tous selon la loi d’équité dont s’enorgueillit notre famille. N’ayant pas l’étoffe d’un voleur, je participe aux frais familiaux par cette maigre contribution ; mes parents me regardent de haut, frère et sœur se gaussent de moi, je suis le déshonneur de mon foyer.

Mon seul réconfort a toujours été les livres que je dois dévorer secrètement, l’érudition n’ayant par l’heur d’appartenir à nos valeurs. Lors de mes explorations d’immondices, j’exhume parfois quelques recueils que je lis nuitamment, avant mon retour.

Évidemment, je rêve à de plus hautes destinées mais la peur du châtiment, à moins que ce ne soit une pleutrerie naturelle, m’empêche d’accomplir des faits marquants. C’est moins l’attrait de la célébrité que le désir de me fondre dans mon clan qui me pousse à songer à de tels exploits, mais à y songer seulement, car pour ce qui est de passer à l’acte …

Fort heureusement, les déités tutélaires du crime veillent sur moi. Incidemment, j’apprends qu’est mort un homme dont la propriété s’étend sur ma zone de récolte. La maison va être vendue, les héritiers vont donc se défaire de l’inutile comme parfois du nécessaire. Je m’y rends et, effectivement, la moisson est riche, fastueuse même. À tel point que je ne peux résister, au mépris des règles élémentaires de partage, à l’envie de prélever un maigre écot ; je m’octroie une paire de gants noirs, en cuir, magnifiques. C’est la première fois que je cède à une telle impulsion, je suis tout à la fois excité et tremblant. Pire, j’ai l’impression que la culpabilité est gravée sur mon front, mais nul ne semble s’en apercevoir. Peut-être l’abondance des trophées que je ramène met-elle mon émoi au second plan ? Peu importe, les gants sont à moi, et à moi seul.

Profitant de l’occupation de tous à comptabiliser les vêtements, objets et autres splendeurs toutes relatives de ma collecte, je retourne sur mon territoire de chasse, seul domaine où je suis roi.

La fraîcheur m’entoure, je frissonne, dans ma poche ma main rencontre les gants et le rouge me monte au visage. Selon mon éducation, la honte est une invention bourgeoise, aussi le froid nocturne prend-il bientôt le pas sur mes remords ; je relève mon col, j’enfile les gants. Ils sont parfaits, d’une taille étudiée pour moi, leur contact est surprenant, lisse, velouté, chaud mais sans excès.

Le plus étrange reste la sensation qui les accompagne. Le cuir semble communiquer avec mes mains, les deux peaux n’en faire plus qu’une. Gants et mains se dotent d’une vie propre, entraînent tout mon être à leur suite ; mon esprit même devient brumeux et des images y surgissent qui ne m’avaient jamais effleuré auparavant.

Je ne sais de quel pouvoir surprenant sont doués ces gants, mais ils font corps avec moi, me murmurent à l’oreille, se penchent sur mon avenir. Ils m’appellent à sortir de ma misérable condition de pilleur de détritus, à sublimer les valeurs de ma famille et à frapper fort, au sens propre comme au figuré. Des visions fugaces mais précises surgissent devant moi, des suffocations, des meurtres sans doute parfaits, qui m’extirperaient de mon statut obscur vers la gloire criminelle. Une part machiavélique de mon être se révèle à moi, j’en ignorais l’existence, et je réalise à quel point j’ai toujours nié mes capacités.

Cependant, ne se gomme pas aisément l’influence d’une médiocre image de soi. Aussi, je retire les gants et, aussitôt, mon insignifiance reprend ses droits. Je retrouve la sécurité de ma balourdise ordinaire.

Mes récupérations ont fait de moi le héros du jour, un héros de pacotille. Du fond de mon estomac sourd l’écho d’un destin grandiose et valorisant.

La nuit qui, prétend-on, porte conseil ne m’apporte que tourments supplémentaires. Je suis un étranger au sein d’une famille de paria, mes pouvoirs sont immenses, la providence a gravé sur moi le signe de la fortune duquel je détourne les yeux. L’infamie n’est-elle pas d’ignorer ses capacités, de s’abandonner à la facilité par peur, par lâcheté ?

Le soir suivant, je reproduis le même scénario, je me gante de pouvoir et la transe s’empare à nouveau de moi. Je suis transporté dans un monde de puissance que je foule à mes pieds, mon nom s’étale sur les journaux, ma renommée s’étend à toutes les bouches. En contrepartie de quelques meurtres minimes que la nature aléatoire rend encore plus mystérieux, j’acquiers un statut hexagonal, puis international, et mon nom perdure de générations en générations.

J’envisage avec fierté la reconnaissance paternelle d’un tel destin, mon frère m’idéalise enfin, quelques jeunes gredins viennent frapper à ma porte en quête de conseils.

Je réalise cependant que, plus que la gratitude familiale, je recherche une revanche sur toute ma parentèle qui m’a depuis toujours si ignominieusement mésestimé. Il est évident que mon environnement me nuit, mon entourage me rogne les ailes, mais il est difficile de laisser poindre sa colère lorsque l’on est habitué à la bonhomie.

Mes deux côtés se comportent en frères ennemis, ma gauche brandit le poing, ma droite tend vers le passé ses doigts implorants. Finalement, cette dernière l’emporte et j’ôte à nouveau les gants de discorde. Un calme apparent s’installe, tout en superficialité puisque s’est réveillée la dualité dont les forces combattent en moi.

J’en oublie les tâches qui me sont imparties. Je reviens à la maison sans butin ; les critiques pleuvent à nouveau sur moi. Je suis misérable, abandonné par ceux qui m’ont façonné, écartelé par la relativité des valeurs et l’élasticité de la morale.

La nuit suivante, pour conjurer l’opprobre qui m’a été infligé, je décide de prendre mon destin en main, ou plutôt de confier ces dernières à mes gants et leur appétit insatiable du pouvoir.

Je me laisse donc entraîner par l’enivrant appel qui m’est transmis. J’erre dans les rues et rapidement, j’avise un passant isolé dont la silhouette se découpe de réverbères en réverbères. Pris d’un frisson qui se diffuse de ma colonne vertébrale à mes extrémités, je m’élance vers lui, avec une discrétion redoutable, presque à mon insu.

Tout se déroule en un instant ; mes doigts se referment sur son cou, une petite veine palpite dont la pulsation décroît, l’individu cesse de se débattre, le corps s’écroule, flasque. Je ne réalise qu’alors ce qui s’est passé mais de façon floue car je n’ai pas la sensation d’avoir agi par moi-même. Je reste un moment abasourdi, sous le choc, puis mes habitudes reprennent le dessus. La rue est déserte, je prélève le portefeuille et la montre de ma victime, je retourne dans mon refuge, presque dédoublé mais ravi.

Cependant, je ne suis pas accueilli avec les applaudissements escomptés. Au contraire, dès que je relate fièrement les faits, mon père explose de colère malgré le portefeuille garni que je rapporte. Il faut avouer que ma famille, bien connue des services de justice, maintient ses activités dans la plus grande discrétion. Mon acte, que tous jugent inconsidéré, va irrémédiablement conduire la police à notre porte.

Je me réfugie dans ma chambre, furieux. Je sais bien que chacun jalouse la bravoure dont aucun n’a su faire preuve jusque là.

La maisonnée pourtant s’endort. Je demeure éveillé, fulminant, tournant en rond, révolté par tant de bassesse à mon égard. De la poche de ma veste jaillissent des murmures, un froissement d’étoffe, des sons indéfinis. Réalité ou fabulation, les gants m’appellent, l’attrait de l’héroïsme se manifeste à nouveau. Et mû par cette appétence irrésistible, je vêts une fois encore les gants, une pulsion redoutable s’empare de moi, je suis oblitéré.

Alors, je quitte ce domicile qui n’est plus un refuge, je m’oublie dans le souvenir. Mes pensées se réunissent autour de mon livre favori, lu en une nuit, perle d’évasion que je préserve de la connaissance des autres. Les pages tournent, les personnages se faufilent de lignes en paragraphes, les coins cornés ont conservé la trace de mes doigts. La vie romanesque toujours semble ordinaire mais magnifique.

À moi donc de me forger un destin hors du commun, mes mains frémissent, je me fonds dans la pénombre, je deviens prédateur, irrésistiblement. Réalité et fiction se mêlent, à chaque alinéa une nouvelle victime s’effondre à mes pieds, en tête de chapitre la une des journaux étale mon nom. Ma renommée est établie, elle erre dans les esprits, elle s’immortalise dans l’encre d’imprimerie.

Je vis caché mais dévoilé aux yeux de tous. Que m’importe que mes parents approuvent ma conduite ; je construis patiemment la bibliothèque de ma propre commémoration, sur les rayonnages s’alignent mes exploits. À mes successeurs, je transmets les rênes de la célébrité, la possibilité de la reconnaissance et en guise de dédicace, une paire de gants.

1 Comment:

Anonyme said...

Merci pour cette histoire haletante! On a une certaine tendresse pour cette famille peu respectable mais appliquée à respecter ses propres codes.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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