Longtemps je me suis contraint à être le personnage parfait que l’on attendait que je sois. Autour de moi, mes proches peuvent témoigner sans mensonge de l’exemplarité de mon caractère. Tous s’extasient sur ma nature égale, eux qui suffoquent de colère et d’indignation. Ils admirent la facilité déconcertante avec laquelle j’accueille les événements, qu’ils soient positifs ou non.
À grand renfort de philosophie et de bienséance, je suis devenu l’homme parfait, le mari parfait, le collègue parfait, le voisin parfait. Tant de perfection, de sentiments lisses et d’oubli de soi qui m’ont, finalement, laissé seul et désolé. Où sont les amis à qui je peux confier les tortures de mon esprit ? Où sont mes subordonnés que je peux agonir d’injures ? Et qui souhaiterait entretenir une relation – quelle qu’elle soit – avec un être idéal ?
Très tôt j’ai été promis à la sainteté, une sainteté païenne et froide, un modèle, un bibelot. Même si mon tempérament frondeur et parfois violent n’y était guère destiné, je me suis plongé avec un certain délice dans les affres de l’absolu. J’ai contré mes pulsions, les ai enfouies au cœur de mes entrailles, dans un coffre secret dont je garde jalousement et le contenu et la clef.
À ceux que je réconforte – et ils sont légion – je dérobe un pourcentage minime mais significatif de leur colère, je comptabilise leur rancœur. À leur insu, ils deviennent une partie de mon être, je m’identifie à eux.
L’humain est d’une richesse et d’une diversité phénoménales ; qui m’offre sa méchanceté, qui me traîne dans ses ragots, qui me transmet son fiel. Ainsi, je m’enrichis sans cesse, je me construis sur les bases mouvantes de l’émotion, j’extirpe de mes fondations toutes pensées manichéennes. Car je ne juge pas, je dresse une liste exhaustive des verdicts de mes semblables, je suis l’annuaire des opinions. D’acrimonie à zélotisme, j’ai, pour chaque lettre de l’alphabet, un article pertinent sur les bassesses ordinaires et je maîtrise tant mon sujet que je peux gloser des heures durant, quitte à devenir aussi assommant que l’humanité qui m’entoure – me cerne, devrais-je dire.
Mon apparence reste nette ; je suis une statue d’or qui s’emplit d’excréments, de quoi d’autre pourrais-je être garni ? Mais les immondices parviennent à saturation, ils atteignent le sommet de mon crâne. Ils poussent tant de l’intérieur que se manifestent des migraines insupportables, des élancements au niveau des tempes, des douleurs oculaires.
D’abord, l’excédent s’écoule sous forme de larmes que je ne peux contenir, accompagnées de céphalées nauséeuses. Mon corps semble absorber les vicissitudes telle l’éponge et mes glandes lacrymales ne suffisent plus à en purger le trop-plein. Bientôt, je suis pris de vomissements incoercibles, puis de diarrhées profuses. Tout mon être expulse enfin la malignité de mon prochain.
Parmi les remèdes de mon mal se trouve évidemment la schizophrénie, mais je suis dépassé par l’ampleur de la tâche. Il me faudrait cent personnalités pour m’exorciser, que dis-je cent ? des milliers ! Et ne serait-ce pas une manière de repousser l’inéluctable ?
Le monde m’encourage à devenir son substrat, son terrain d’expression. Mais qui sera mon exutoire ? Ma matière explose, ma carapace s’est déjà fendillée, elle se fissure en de multiples endroits et marque mon anatomie de plaies ; je porte les stigmates de mon environnement. Peu à peu, le fluide s’écoule et mon esprit suit sa course folle à l’extérieur de mon corps. Mes pensées s’évaporent, virevoltent, se retournent sur elles-mêmes comme un nœud sans fin. Elles se mêlent aux outrageants raisonnements dont je me suis abreuvé.
Je souffre d’une empathie chronique élevée à sa plus haute expression, un idéal d’identification. Ceux que je croise y transfèrent leurs malaises et, surtout, l’obscurité qu’ils prétendent garder scellée en eux.
Finalement, y a-t-il meilleure solution que de supprimer les obstacles à leur source ? Un œil pour un œil, un mal pour un mal. N’est-ce pas la noble motivation d’un assassin ?