Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

jeudi 28 novembre 2013

L'effet du frimas

On n’a retrouvé que son bonnet. Rouge. Rouge parce que je lui avais acheté au cas où il y aurait trop de neige. Rouge sur blanc, j’étais sûr de le repérer. Ça m’apprendra à faire mes achats si tôt dans la saison, à peine en novembre, pas une trace de neige ! C’est un peu comme si j’avais provoqué le destin avec son couvre-chef cramoisi. 
Au fond de moi, une petite voix me fait remarquer, avec une certaine ironie, que le rouge tranche également très bien sur le vert. Et de vert, le pourtour du lac en est couvert. Herbes folles qui courent sous le vent, mousses délicates qui s’enroulent en colimaçon et qui, en d’autres circonstances, auraient été poétiques. Même les troncs des arbustes ont des nuances céladon. Mais je ne vois pas la beauté verdoyante du lieu. Mon regard est fixé sur la surface du lac dont l’immobilité semble me narguer. Même le vent léger qui courbe les herbes ne parvient pas à lui soutirer un sourire. Cette même eau qui paraît si sombre par rapport au vert. Et si froide par rapport au rouge. 
Dans ma main, je tiens ledit bonnet, ce qu’il me reste de lui. De mon autre main, je broie l’épaule de Bran qui a failli à son rôle de surveillance - quelle idée aussi de lui confier une telle responsabilité à son âge ! Bien entendu, je devrais appeler les secours, téléphoner à qui de droit, crier vers le lac muet en espérant stupidement qu’il me réponde. Je reste figé, hébété, mes doigts mâchouillent la laine du bonnet - la laine gratte un peu, délicieusement, elle provoquait toujours une légère irritation sur son front. 
Je déteste l’automne - j’ai une nouvelle raison de le haïr davantage encore. Pourquoi n’y aurait-il pas un hiver perpétuel ? Un hiver éternellement froid ? Le lac aurait été gelé, enserré d’une glace épaisse et indestructible. On y aurait risqué une chute, quelques bleus, au pire une jambe ou un bras cassés, rien de plus. Et puis la neige figée par la température recouvrirait chaque centimètre carré d’insécurité. Avec une telle couverture, aucun risque de perdre une quelconque tache rouge ; au contraire, la nature et les éléments eux-mêmes en aurait magnifié la couleur. 
Mes pieds brûlent de froid comme, sans doute, ceux de Bran. Celui-ci ne bouge pas, il est l’écho de mon mutisme, de ma stupéfaction plutôt. Il règne d’ailleurs partout ce silence exaspérant. Rompu brusquement par un reniflement de Bran, pas même un pleur, juste l’effet du frimas sur son nez. Déclic. D’un mouvement brusque du bras, je repousse Bran et le gifle à toute volée. Bouger enfin est une délivrance - et une horreur. La joue de Bran prend une coloration rouge, d’un rouge presque aussi violent que le bonnet rescapé. L’enfant me regarde de ses yeux ronds, il ne comprend pas, il comprend trop, il est trop tard de toute façon. Mon regard est obnubilé par la teinte de sa joue, rouge comme son bonnet à lui, rouge. Alors tant pis, je le frappe à nouveau, sur l’autre joue, même coloris, même effet. Et encore. Rouge, du rouge encore. Et Bran qui ne pleure même pas. 
Du rouge. Lui avait les yeux verts, un peu en amande. Vert comme l’herbe sur laquelle ressort si bien le bonnet qui m’a échappé des mains.

mercredi 13 novembre 2013

Le genèse de Bran Iliade

Olli avait les cheveux roux et une carnation diaphane qui ne bronzait jamais. L’été, nous partagions un grand lit de la maison familiale ; dans la pénombre de la nuit, sa peau semblait fluorescente, pareille à celle d’une chimère ou d’un spectre. C’était aussi mystérieux qu’effrayant - je me réfugiais le plus loin possible, blotti sur le bord du lit, presque à en tomber. 
Olli est mon cousin mais, moi, j’ai le poil noir. « Bran, tu es mon corbeau ! » a l’habitude de me dire ma mère en m’ébouriffant les cheveux. Il est certain qu’adulte je serai doté de sourcils broussailleux et d’une poitrine velue. Olli aura toute sa vie une peau glabre. 
Pour son anniversaire, Olli a eu un cheval, un petit cheval en bois rouge, d’un rouge si intense que ses cheveux en paraissaient ternis. Il a ouvert son cadeau et, immédiatement, je me suis mis à détester les canassons - sans trop savoir pourquoi. Les enfants agissent dans l’instant, sans se poser la question des conséquences possibles ; le présent se suffit à lui-même. J’ai volé le cheval d’Olli, puis j’ai eu peur d’être pris et, naïvement, je l’ai repeint en bleu pour le rendre méconnaissable. J’ai étalé la peinture tant bien que mal, j’ai taché mes vêtements ; je regardais, fasciné, le rouge chaud s’éteindre sous l’indifférence du bleu. Évidemment, le lendemain, ma tentative de camouflage a été découverte, la couleur n’était pas même sèche. Maudit pigment et maudite cavale ! Olli a pleuré, ses yeux aussi rougis que sa tignasse - sa peau en paraissait plus transparente encore, à un point tel que je voyais à travers elle la rancune qu’il éprouvait pour moi. Ma mère m’a puni, autant pour le larcin que pour mon pull irrémédiablement maculé du coloris accusateur. 
Aujourd’hui, je déteste toujours les bourriques hennissantes. Mais j’ai gardé une attirance, sans doute ambivalente, pour les peaux claires et la rousseur en général. On ne vieillit jamais tout à fait, ou pas suffisamment - et lorsque l’on s’en aperçoit, il est de toute façon trop tard. Je n’ai pas revu Olli depuis une bonne décennie, au moins. Quant au cheval de discorde, je ne sais même pas s’il avait pu retrouver sa teinte d’origine. Et comme prévu, j’ai une barbe dure, des cheveux rebelles et une pilosité généreuse. 
Je déjeune souvent à la brasserie Regen ; la serveuse est rouquine mais elle a trop de taches de rousseur à mon goût. Je connais Noé, le patron, depuis des années, il m’accueille systématiquement par sa boutade favorite : « Alors, Monsieur Iliade, quelle odyssée ce jeudi (ou ce vendredi, ce samedi, etc.) ? ». Et il éclate de son rire franc. Sous son hilarité, ses dents sont presque aussi blanches qu’est blanche la peau de mon souvenir d’Olli. 
J’ai mes habitudes au Regen, je commande sempiternellement le même repas, et j’y mange souvent plusieurs fois par semaine. Que voulez-vous, on est obsessionnel ou on ne l’est pas ! Et ici, hormis la chevelure de la serveuse, pas de rouge, tout est en bois clair, chaleureux et neutre. 
 Noé m’apporte un apéritif, quelques pistaches, nous discutons. Il sort inutilement son carnet pour noter ma commande. 
Et vous le voulez comment aujourd’hui votre steak de cheval ? 
Bleu.

mardi 5 novembre 2013

Épouse-moi

Au début, je croyais vraiment que j'allais m'en tirer. Et pourtant, je voyais bien le piège se refermer sur moi. Mais je voulais croire aux contes de fées, à l’intervention d’une marraine bienfaisante ou même de n’importe quel deus ex machina
Mais les choses nécessaires ne sont pas forcément certaines. Ce soir, je jetterai mon intégrale de Perrault au feu. Évidemment, ici, pas question d’enfers, point de gémonies. Que dire alors du supplice que j’expérimente ? La foule s’accumule, quelques personnes s’asseyent sagement, attendant le moment fatidique, d’autres discutent avec légèreté, comme si le sort du monde ne se jouait pas en ce moment même. 
Dans le jardin de mon enfance, je courais sur l’herbe, je tachais mes vêtements de vert, il y avait Paul, Serge ou Anastase, tous, ou aucun. Ils se confondaient dans le chocolat qui fondait sur mes doigts, dans les jappements de Tanuki, notre chien, qui sautillait autour de nous. Ils étaient tous parfaits, tous éphémères, tous identiques. Et aucun d’eux n’a jamais su regarder à travers moi. De mes secrets, seul Tanuki était le détenteur ; je lui avais tout dit, sans exception. Avec lui, j’avais juré de ne jamais m’attacher, ni à Paul (qui avait pourtant de si beaux yeux), ni à Serge (qui m’offrait des bracelets d’herbe tressée), ni à Anastase. Quant aux autres… Alors je bondissais de plus belle, je les laissais loin derrière moi, là où était leur place. Pourquoi s’embarrasser ? J’avais mon propre mystère que je ne voulais partager, peu ou guère, voire jamais ; et il y avait toujours Tanuki, toujours fidèle, lui. 
J’ai entendu quelques raclements discrets, l’assistance s’est soudain immobilisée, la musique a jailli de nulle part, grandiloquente, banale. Les sourires lancés dans ma direction perçaient mon corps, flèches dardées sur l’agneau du sacrifice. La voix a commencé son monologue et, soudain, ma robe s’est alourdie, encore et encore, jusqu’à peser une tonne et demie, jusqu’à me clouer littéralement sur place. Sans doute un mauvais coup de Jason – pourquoi m’aurait-il donc regardée avec cet air bonnasse ? Les volants de mon jupon s’agrippaient au sol, maudits crampons ! moi qui ne rêvais que de détaler. Le blanc de la dentelle s’est répandu autour de moi, neige froide, neige carbonique. Et dans cette blancheur floue j’ai cru reconnaître le poil clair de feu Tanuki. J’ai voulu crier son nom mais aucun mot n’est sorti – heureusement d’ailleurs. Qu’aurait pensé Jason ? Jason, cet abruti qui conquit ma toison ; Jason, ou Paul, ou Serge, je ne sais plus. Mais certainement pas Anastase. 
Bizarrement, l’odeur fraîche de l’herbe de mon enfance a coloré la pâleur de mon vêtement, et ma peau, comme si j’avais la nausée. J’avais peur de parler, peur qu’en ouvrant la bouche tout ce qui s’y taisait soit révélé. Certaines choses réclament sans doute d’être tues. Sans doute, ou peut-être. 
 Dans les films, il y a toujours une voix pour s’élever et crier « Je m’y oppose ! » La fiction n’a pas rattrapé ma réalité, qu’aurais-je pu dire, jamais je n’aurais osé (et il le savait bien). J’ai senti deux cents paires d’yeux pilonner ma nuque et, encore une fois, j’ai murmuré oui.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
Accueil

Retour à l'haut de page