Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

lundi 22 novembre 2010

Chien stupide (JPH n°98)

Jeu littéraire à consignes du forum À vos plumes : écrire un texte où apparaît un aveugle et dont le premier et le dernier mot sont identiques (ce même mot ne peut être répété dans le texte).

Feu mon père nous laissa en héritage, en plus de sa cave dont le nombre de bouteilles vides dépassait de loin celui des pleines, son chien, un corniaud aveugle – et stupide, lui-même le disait. Et parce qu’il appréciait autant l’alcool que la littérature, il baptisa la pauvre bête Fante, en hommage au célèbre écrivain qui avait discouru avec le talent que l’on sait sur la bêtise de son propre animal.
Si Fante était d’une crétinerie sans nom, il aimait son maître avec passion et force léchouilles. À cause de leur étroite promiscuité, mon père emportait partout avec lui ce remugle canin caractéristique fait de poil mouillé et de bave parfumée à la viande de mauvaise qualité. Cette odeur épouvantable était en quelque sorte, à en croire mon père, sa façon de rendre au chien son affection. Et d’affection, Fante en débordait à tel point que, lorsque les employés des pompes funèbres voulurent emmener le corps de mon père, le molosse habituellement inoffensif s’en prit à eux avec une rage incontrôlable ; ils y laissèrent, pour l’un un morceau de pantalon, pour l’autre une tranche de mollet découpé à l’arraché. Pour circonscrire toute velléité de plainte de la victime, notre famille dut se résoudre à payer l’incinération prévue au prix d’un enterrement de première classe.
C’est ainsi que l’urne trônait crânement sur le manteau de la cheminée du salon et, chaque fois que je m’en approchais, je m’étonnais qu’elle ne dégageât pas la puanteur canine dont mon père avait fait l’une de ses caractéristiques. Fort heureusement, Fante palliait ce manque olfactif et le fumet qu’il répandait partout – fumet que tout autre que moi eût regardé avec répulsion – m’émouvait particulièrement. Le chien, quant à lui, occupait une grande partie de ses journées à l’immobilité, le nez pointé vers l’urne dans une cécité confiante ; peut-être son odorat surfin détectait-il quelques traces de la pestilence passée ?
À la tombée du jour, Fante se couchait immanquablement au même endroit, le museau face à la fenêtre qui s’ouvrait vers l’ouest, la queue vers la cheminée. Le soleil qui rougeoyait se reflétait dans ses yeux opaques, les colorant d’érubescence, lui donnant un regard fou, digne de l’enfer d’un Dante paronyme. Ainsi posé, le corps du chien semblait être un intermédiaire entre la lumière, fût-elle déclinante, et les cendres paternelles et l’on eut pu gloser longtemps sur les intentions canines et l’éventualité qu’il fût une sibylle velue – où les êtres hors normes sont souvent considérés comme simples d’esprit. Toujours est-il que cet embrasement oculaire formait deux cercles vifs qui redonnaient lustre à son poil sombre et terne. Aussi, chaque soir, je m’asseyais près de Fante, je caressais avec vigueur sa fourrure, portais mes doigts à mes narines, inspirais profondément et, comme une drogue mémorielle, l’effluve infect se répandait, titillait mes neurones, illuminait mon cerveau ; par alchimie synesthésique, l’odeur devenait image, celle de mon père qui s’installait à mes côtés, puant mais vivant, à nouveau dévoré d’alcool et de feu.

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Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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