Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

mercredi 27 janvier 2010

L'intempérance

À lire ici ou sur le blog de Magali Duru, une histoire écrite suite à son appel à texte sur le thème "Tuiles au miel".

Personnellement, je préfère les tuiles au miel refroidies mais Sue est une incorrigible gourmande qui se brûlerait lèvres et doigts pour goûter un dessert tout juste sorti du four. Elle ne fait pas d’exception pour les tuiles et je la vois entamer le plat lentement mais sûrement ; m’en restera-t-il même ?
Sue ferme les paupières de ravissement car, me dit-elle, les tuiles sont exquises. Le miel surtout a une saveur solaire, un contre-fond de thym, rien qu’à l’imaginer elle perçoit le bruissement des ailes d’abeilles. S’il n’y avait que moi, je supprimerais le miel dont la sapidité excessive l’emporte sur tous les autres ingrédients – tout parfumé soit-il, il m’apparaît plus comme une hérésie culinaire que comme une douceur indispensable.
Sue attaque la troisième tuile ; elle décèle le grain du sucre et se demande si la proportion de miel et de sucre est équilibrée. N’aurait-il pas fallu plus de l’un ? ou de l’autre ? Pour quelqu’un dont les spécialités gastronomiques ont toutes pour nom de famille « micro-onde », je trouve sa glose gonflée ! J’ignore si les saveurs sont suffisamment dosées, mais Sue engloutit le gâteau jusqu’à la dernière miette.
Sue dévore la quatrième tuile ; elle reste interdite, les yeux rivés sur le jardin et les oiseaux qui s’aventurent de haies en arbustes. Elle demeure un instant la bouche entrouverte, un morceau de la pâtisserie est en arrêt sur sa langue, comme une hostie pour diabétique. Puis ses lèvres se referment tandis que les mésanges s’envolent, Sue reprend sa mastication interrompue sans vraiment apprécier ce qu’elle déglutit.
Sue attrape la cinquième tuile. Sans doute à court d’idée, elle la trempe dans sa tasse de thé à la surface duquel le beurre salé du gâteau laisse des yeux multiples. Sue râle contre ces bulles lipidiques qu’elle abhorre et, comble de mauvaise foi, prétend que le beurre doux aurait mieux convenu.
Sue grignote la sixième tuile, l’air absorbé, déclare y trouver un arrière-goût, pas désagréable d’ailleurs, mais étrange. Elle espère que je n’ai pas osé y ajouter de la fleur d’oranger ; je suis supposé savoir qu’elle déteste ça !
Sue pignoche la septième tuile, tant et tant qu’elle la réduit en microscopiques particules sur la table. Elle réunit les fragments pour édifier un minuscule monticule, elle l’écrase de la paume, joue à y dessiner des figures géométriques, des spirales, des cercles. Enfin, elle les rassemble dans sa paume et les jette sans autre forme de procès.
Sue approche sa main du plat, hésite, retire sa main, atermoie encore et, enfin, se lève pour quitter la cuisine, laissant sur la table l’unique tuile restante. Ce n’est plus de la gourmandise, c’est de la goinfrerie – et de l’égoïsme caractérisé, elle qui ne me laisse qu’une seule tuile au miel ! Alors, Sue s’effondre subitement, face contre le sol. C’est vrai que l’on attend plutôt d’un homme qu’il assassine sa moitié par strangulation ou d’un coup de revolver ; mais je prétends affirmer que le mot empoisonneuse peut avoir un masculin. Et l’arsenic se marie si bien avec le beurre salé.

3 Comments:

Khéops said...

Waouh, j'adore ce genre de nouvelle, sucrée à souhait, avec une chute plutôt acide qui tombe comme un couperet. Beau mélange pour une belle recette. Bravo !

Chrysopale said...

Me posais juste une question... tout va bien avec ta femme hein?
Nan, pasque en texte, c'est pas la première fois que ton "héros" tue sa femme par des moyens divers et variés...

Genovanna said...

La construction du texte est d'une habileté machiavelique, machilalbehique, dirais-je même.
Mais qui va manger la dernière tuile ?

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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