Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

mercredi 20 janvier 2010

Changement de cap (JHP n°78)

Jeu d'écriture du forum À vos plumes : le thème du texte est l'absence, le titre est imposé.

L’aplomb de la falaise a eu raison de celui de Surya, elle toujours si effrontée, si sûre d’elle, si délicieuse dans son affirmation. Il a suffi d’un jeu, d’un rire, d’un ballon maladroit ; la pesanteur s’est emparée d’elle, l’a précipitée dans une chute sans fin dont l’écho perdure encore. Soixante fois par seconde, mon esprit revoit son regard d’abord sidéré par la dérobade du sol, cette terreur innommable et cette menotte tendue vers moi, déjà trop loin, mes hurlements vains. Puis ce saut vertical, ralenti durant un instant et, soudain, une accélération, vertigineuse, le gouffre aspire son être enfantin, ma vie se brise sur les rochers, synchrone avec son corps, mille pièces éparses.
Vide. Un moment, seul le vent du large bruit à mon oreille, ténu, permanent.
Image fixe de ses yeux perdus, je navigue entre culpabilité et impuissance. Je lutte contre le sommeil et ses rehauts cauchemardesques. Et pourtant, je maintiens ma volonté à flot, je poursuis la tâche ardue de l’existence, à défaut de croître, je survis horizontalement.
J’aime Surya par contumace, irréparablement. Sa mère, parallèlement à elle, a chu dans un abîme où des nébuleuses tournent sans fin, emportant les traces d’humanité, ravinant le sol, y détruisant tous signes de fertilité. Un fantôme espiègle hante sa peau, se glisse au creux de ses mains vidées de caresses, se niche dans sa nuque, crée un masque illusoire préférable à la sidération. L’absence nous sépare, sa mère et moi, plus efficace que les ailes d’un dragon, mais avec une lenteur et une souffrance exaspérantes ; elle plonge dans des limbes hallucinés entrecoupés de rémissions amnésiques, je tracte ma carcasse de pantin vers des occupations oiseuses et, qui sait, salvatrices.
De temps à autre, la tentation du martyr est si forte que je retourne errer au bord de l’à-pic qui fut celui de sa chute. Je prie le vent de m’emporter vers les cieux, là où sans doute elle siège, peut-être en gloire, peut-être lovée au sein de la tourmente. Mais les bourrasques continuellement me repoussent vers les terres, implacables – ce rien qui m’a privé de tout me souffle avec dérision, vacillements.
Je parle, je mange – automate, je souris – automate également, toutes choses de la vie. La merveilleuse machine de mon corps s’acharne au mouvement, mon cerveau pallie les espaces insondables de la déréliction, mes neurones tentent quelques contacts humains. Je partage mon lit avec l’atrocité, tous les éléments solides se dissolvent peu à peu.
Surya rit, me toise de son mètre, Surya échappe sa balle, Surya est happée par l’attraction du noyau tellurique de la Terre. Mes pieds laissent des empreintes sur l’herbe du surplomb, en contrebas les vagues ressassent leur rythme hypnotique et stupide. Mes cheveux tourmentés par les airs s’essaient à m’aspirer vers le renouveau, mes jambes, elles, peinent avec lourdeur, s’appesantissent vers le passé, supplient la permanence, bien sûr inutilement. Qui serait de taille à lutter ? Aussi, j’écarte les bras comme un oiseau, les yeux de Surya retrouvent toute leur vivacité, des lueurs y pétillent, ses doigts légers effleurent mon bras, ravissement.
Vide. Un moment, seul le vent du large bruit à mon oreille, rapide, omniprésent.

1 Comment:

Khéops said...

Je ne suis plus trop les JPH en ce moment, j'ai donc lu ce texte ici : superbement écrit, poignant. J'en avais la gorge nouée...

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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