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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

lundi 11 janvier 2010

La part du lion

Les fauteuils du cirque sont d’une étroitesse jamais vue, sans doute ont-ils été conçus pour des spectateurs amputés des deux jambes. En plus de cet inconfort, le spectacle débute par les fauves. J’ai toujours eu en sainte horreur les numéros d’animaux !
Cinq lions entrent dans la cage en traînant la patte d’ennui, s’installent sur leur tabouret respectif ; le dompteur tente de faire passer leurs bâillements pour des rugissements muets mais en vain, au mieux les contraint-il à se dresser sur leur séant, les pattes avant dans une position saugrenue mais pas dénuée de grâce. Les bêtes enchaînent leurs tours fastidieux et leur lassitude me gagne, bienheureux assoupissement dans lequel je m’enfonce avec délice.
Et soudain, je suis réveillé par le cri de l’assistance. Sous nos yeux ébahis, un des lions, enfin délivré de son apathie, s’est jeté sur le pitoyable dompteur et l’a décapité d’un seul coup de gueule : comme la chose a été simple – quel dommage que le fauve n’y ait pas songé plus tôt ! Après le premier hurlement, un silence lourd s’abat sur la salle entière. Le corps de l’homme gît à terre ; beaucoup de sang doit s’échapper de son cou mis à nu mais comme le sol est tapissé d’un revêtement rouge (couleur, avec l’or, emblématique du cirque), l’écoulement passe presque inaperçu. On dirait que le dompteur, telle une autruche terrorisée par les prédateurs carnassiers, a enfoui sa tête dans le sol.
Puis, aussi subitement que le silence s’était établi, des applaudissements fusent, des hourras acclament le fauve enfin libéré de son joug, plusieurs personnes lancent leur chapeau en signe de gloire, les enfants laissent s’envoler leurs ballons d’hélium en hommage au maître félin. Le lion, digne et austère, grimpe sur le plus haut des tabourets et regarde son public, un sourire aux lèvres (au dire vrai, je ne sais pas si un lion peut réellement sourire, ni s’il possède même des lèvres, techniquement parlant).
Et dans ce brouhaha épouvantable, la foule passe de l’ovation à l’action, les spectateurs des premiers rangs secouent vigoureusement les grilles de la cage centrale et, aux employés du cirque qui tentent de s’interposer, ils taillent des costumes et des oreilles en pointe. Finalement, une brèche est ouverte par laquelle les lions s’échappent, en file indienne, vers la sortie de l’édifice. Tout le peuple les suit, en liesse.
Au dehors, il se forme une étrange procession. Les lions avancent d’un bon pas. Parce que quelques policiers présents dans les environs ont dégainé leurs armes, les enfants se sont spontanément regroupés autour des fauves, formant une barrière de leurs corps. Une petite fille a grimpé sur le dos du lion de tête, elle a ceint l’encolure de la bête de son écharpe et c’est un cortège insolite qui déambule dans les rues, affolant les badauds, interdisant les automobilistes. De chaque côté et à l’arrière, tous les parents suivent ; on entend des discussions passionnées et des interrogations à propos du lieu de vie des animaux. Tous s’accordent sur l’Afrique mais chacun a des notions de géographie si confuses que le pays de destination reste flou. Finalement, il est décidé de les mener au Congo où, de l’avis de quelques gourmands amateurs de gâteaux à la noix de coco, ils trouveront un parc naturel à leur convenance. Du coup, les conciliabules reprennent à propos du meilleur moyen de transport. Certains voudraient les conduire à la gare la plus proche mais l’on fait remarquer, avec quelque raison, qu’aucun train ne doit mener vers les destinations africaines. Aussi est-il convenu de prendre l’avion. Voici donc le défilé qui oblique vers le terminal de la navette aéroportuaire et c’est avec un émoi certain que son conducteur voit s’engouffrer cinq fauves, dont un chevauché d’une fillette, ainsi qu’une théorie d’enfants et d’adultes excités.
Finalement, autant convaincu par le discours des uns que par les crocs des autres, le conducteur roule à tombeau ouvert jusqu’à l’aéroport. Là, les forces de l’ordre ont pris place, mais même les tireurs d’élite embusqués ne peuvent rien contre la protection enfantine. Pour finir, le ministre de l’immigration déclare que le seul tort des lions est d’embarquer sans billets. La tête du dompteur, toujours dans la gueule du félin décolleteur, est enregistrée comme bagage à main et tout rentre ainsi dans l’ordre.
C’est avec émotion que les enfants quittent les lions, non sans force embrassades et léchouilles. Les parents leur donnent moult conseils, recommandant notamment de manger la tête du dompteur dans l’avion pour ne pas avoir à la déclarer à la douane congolaise. De toute façon, concluent-ils, la nourriture fournie par les compagnies aériennes est infecte.
L’avion décolle enfin, les spectateurs, rejoints par les touristes présents, ont entamé une danse joyeuse et assez confuse. Les enfants font une ronde et quelques adultes en profitent pour se bécoter sous prétexte de libération léonine. Les réjouissances sont à leur comble quand je fais remarquer que le cirque pourrait peut-être rembourser le billet au prorata des numéros non exécutés ; et tous de faire demi-tour en direction du chapiteau.

2 Comments:

Lunatik said...

J'adore le coup de la tête déclarée comme bagage à main !
Le reste aussi, d'ailleurs.

Khéops said...

Rôôôhhh, Luna, j'ai dit la même chose sur AVP !

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
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