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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

mardi 12 mai 2009

Ecchymoses (JPH n° 62)

Jeu littéraire du forum À vos plumes. Contrainte : écrire un texte sur le thème du divorce en y incluant les mots rêve, chimères, larmes, réconciliation et déchirure.

Parce que Papa buvait, Maman est partie ; une valise dans la main gauche, et moi dans l’autre. Évidemment, il ne voulait pas la quitter – qui d’autre aurait pu supporter son haleine, ses désarrois et ses coups ?
Parce que Papa voulait nous garder sous son joug, le divorce a été prononcé sans son accord. Devant le juge, il s’est mis à hurler des menaces et nous a même maudits, Maman et moi. Si je n’avais pas été aussi terrorisé, j’aurais sans doute trouvé ça grandiose. Papa a toujours eu un style théâtral, qu’il soit saoul ou sobre, ce qui, il faut l’avouer, était rare.
Mais nous étions sa bouée, flottant sur la mer de l’ivresse – et lui, ballotté sous les lames d’alcool et de fiel. Pourtant, accroché à nos cous, il flottait, tant bien que mal, plutôt mal d’ailleurs, autant que celui qu’il me faisait, m’arrachant le cœur, m’arrachant la peau sous ses dérouillées. Je souffrais, et lui davantage, j’en suis certain. Qui ne rêve d’un père exemplaire ? Jamais je n’ai pu me résoudre à déboulonner le socle sur lequel je le plaçais. Chimères d’enfant, illusions de survie…
Je vis à présent loin de lui. Maman oublie ses imprécations, partagée entre les larmes et les amants, tous stupides, tous rapides. Elle ne cherche pas le bonheur, elle le fuit, elle l’a toujours fui, comme Papa.
Je vis à présent loin de lui, loin de sa chaleur trouble, loin de son amour coupable. Son odeur me manque, sa vue me fait défaut, ma peau même semble regretter les ecchymoses, petites empreintes de ses doigts, seules traces de lui.
Je vis à présent loin de lui ; Maman se fâche si j’en parle, elle rit franchement – ses dents miment une morsure – si j’évoque une hypothétique réconciliation. Car si les malédictions paternelles sont restées sans suite, il ne reste entre eux qu’une trame si détendue qu’elle en est devenue inexistante, au-delà même de la déchirure. Mais je sais bien que si j’analysais avec soin ce qui demeure, j’y trouverais des nerfs à vif, quelques litres d’acidité et sans doute pas mal de bouteilles vides, eau-de-vie, esprit-de-vin, vain.
L’appartement où nous vivons est tranquille, plus besoin de raser les murs pour éviter une rossée. Mais je n’ai plus qu’une photographie de lui, ancienne, avant qu’il ne soit ravagé. Il paraît si jeune, si frais, si peu ressemblant à l’image que je garde de lui. J’essaie d’y calquer mes souvenirs, mais ses traits s’effacent inexorablement, lente trahison de l’oubli.
Dans les contes, tous vivent heureux, avec beaucoup d’enfants. Je me contente d’être fils unique – puisse Maman ne pas en commettre un autre ! – mais l’orphelinage m’est un supplice. La loi est dure, mais c’est la loi, dit-on. Loi sans conscience qui, pour mon bien, me transperce de fines épines, discrètes mais insupportables. Mais dure, oui ! Dure comme des cisailles ignares. Dure comme le visage de Papa qui s’évapore, peu à peu, et comme mon chagrin à fleur de peau, cette peau qui semble regretter ses ecchymoses, petites empreintes de ses doigts, traces de lui. Seules traces de lui.

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