Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

dimanche 1 mars 2009

L'angle d'incidence

A lire ici ou sur le blog de Magali Duru, une nouvelle écrite suite à son appel à texte sur le thème "Au carré".

Le bourg de Labrys s’enorgueillit de son labyrinthe végétal. Ce dédale exemplaire affiche une dimension de 113 m de côté dans lequel sinuent près de 6,5 km de galeries. Il s’agit d’un labyrinthe dit imparfait, c’est-à-dire comportant des îlots, bien qu’aucun d’eux ne soit clos. Son imperfection est tout à fait volontaire puisqu’elle désigne un agencement propre à en éviter une résolution logique (on s’échappe aisément d’un labyrinthe parfait en conservant de façon constante une paroi à main gauche – ou droite).

Sa spécificité est évidemment de présenter une forme carrée parfaite quand beaucoup de ses concurrents se contentent d’un rectangle approximatif. Du moins, c’est ce que prétend la brochure mise à disposition à l’Office du tourisme de la ville.

Et si quelqu’un sait combien cela est – était, du moins – faux, c’est bien moi qui œuvre à son entretien depuis seize ans. Car lorsqu’un jour la fantaisie me prit de vérifier les mesures de l’ouvrage, je m’aperçus que les deux faces aveugles avouaient 1 m de moins que leur prétention, déclassant ainsi le dédale labryssien au rang d’ordinaire quadrilatère.

Fort de cette découverte, je me sentis mandé d’une mission d’exactitude. Je n’ai pas embrassé la profession paternelle de géomètre, mais celle de jardinier la surpasse. Là où mon père ne fait qu’une mesure des éléments, je les maîtrise, les transforme, les plie à ma volonté. J’ai donc laissé s’étendre les haies extérieures à l’insu de tous jusqu’à la largeur désirée. J’emploie à présent tous mes jours ouvrés à maintenir cette précision.

L’entretien du labyrinthe est un travail colossal ; je ne suffis pas à la tâche et suis la plupart du temps flanqué d’un jardinier stagiaire. J’ignore ce qu’ils apprennent à l’école, mais tous m’arrivent avec des projets de rénovation pharaonique. Bref, ce sont plutôt des paysagistes (tout est dit !) et le dernier en date – que je nommerai D** par souci de discrétion – est même allergique aux pollens. Le D** en question poétise sur la nature, philosophe sur la verdure, tant qu’il n’a pas à mettre les mains dans la terre. Il est particulièrement calamiteux pour la coupe des arbustes, ce qui est notre rôle primordial ici.

Soyons honnête, la cohabitation avec D** n’est pas sans déplaisir. Ce qui me met en joie chez cet apprenti poète est qu’il se perd presque quotidiennement dans le labyrinthe. J’avoue que je possède des clefs pour en sortir : tel un Petit Poucet, j’ai placé à chaque intersection quelques cailloux dont l’agencement m’indique la direction à prendre pour atteindre la sortie. Aussi, quand D** ne s’égare pas tout seul, j’apporte ma contribution et emploie les heures qu’il passe à retrouver son chemin en taille, entretien et surtout mesure de ce chef-d’œuvre parfait.

Pour dire vrai, D** n’est pas qu’un romantique, c’est aussi un émotif. Je le soupçonnais de ne pénétrer dans le dédale qu’avec une certaine appréhension. Et j’en eus la confirmation un soir où il s’y était encore perdu. Je n’avais jamais de difficulté à le localiser car il poussait sans cesse de petits gémissements comme pour sonoriser sa crainte d’être ainsi sans repère. Ce soir-là, la pénombre accentuait sans doute sa frayeur et ses plaintes étaient encore plus bruyantes qu’à l’accoutumée. J’arrivai donc jusqu’à lui, mi-agacé mi-amusé et, avec quelque malice je l’avoue, je surgis sans crier gare. Il fut pris d’une telle terreur qu’il s’oublia sur lui et manqua de tomber en syncope. Je me suis bien sûr platement – et hypocritement – excusé mais depuis, le savoir perdu m’est encore plus savoureux.

Malheureusement, j’ignorais que D**, en surplus de toutes ces tares, était atteint de scotophobie, c’est-à-dire d’une terreur incoercible de l’obscurité. Un soir où je tardai à le rejoindre au cœur du labyrinthe (et ce n’était, pour une fois, pas de mon fait puisque la nuit tombante m’empêchait de repérer efficacement mes cailloux), D** fut pris d’une crise de panique. Il s’appliqua à détruire ce qu’il pensait être son tombeau végétal en tailladant affreusement des portions de haies avec ses cisailles. Il ne recouvra pas ses esprits en me voyant, pire ! il s’en prit à moi également. Une lutte s’engagea, il faisait si sombre que les coups fusaient au hasard, puis tout cessa brusquement. Je sortis enfin ma lampe de poche ; D** gisait à mes pieds, transpercé de ses cisailles comme un vampire de son pieu.

La lumière de ma torche auréolait la scène d’une atmosphère fantomatique et je fus horrifié par les dégâts qu’il avait causés à mes haies si rectilignes. Ce n’était que justice qu’il ait trépassé sous l’arme qui avait endommagé plusieurs mètres de mon œuvre.

J’employai donc le reste de la nuit à creuser au sein du labyrinthe une fosse d’un parallélépipède tout euclidien. Je déplantai quelques uns de mes précieux troènes pour créer un îlot fermé autour de la tombe, chose un peu hérétique, j’en conviens, qui contrevenait à la conception du dédale. Mais j’en avais bien rectifié les contours extérieurs ; j’apportai ainsi ma touche personnelle à son cœur.

J’ai annoncé à ma direction que D** avait déserté son poste, ce qui est, d’une certaine façon, la vérité. Un nouvel apprenti est arrivé ce matin, moins échevelé et plus pragmatique que son devancier. Il a passé l’après-midi à explorer le labyrinthe un carnet à la main, y griffonnant signes et dessins. La journée touche à sa fin, le jeunot émerge seul des méandres végétaux. Il se plante devant moi et m’annonce de but en blanc :

« Le plan du labyrinthe me semble bizarre. »

Et comme je hausse négligemment les épaules, il ajoute :

« Je vous assure, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond ! »



2 Comments:

Lunatik said...

Super!
Le bonhomme est excellent, assez flippant dans sa rigueur tranquille.

Anonyme said...

Superbe.
Le nouveau a raison de se méfier.
Il pourrait bien être mis à contribution pour former un îlot symétrique afin de retrouver l'équilibre des lieux

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
Accueil

Retour à l'haut de page