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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

lundi 13 décembre 2010

Le monde selon Mathusalem

Dans un siècle, j’aurai deux cent quatorze ans ; encore cent années de torture et de vie, et peut-être plus encore. La nature – cette exécrable ennemie – m’a doté d’une santé parfaite, d’un esprit vif, d’une mémoire alerte et d’une unique ignominie, l’anageria. Maladie rarissime, sans doute singulière, assurément extravagante : je ne vieillis pas, ou peu s’en faut, si lentement que les décades ne sont pour moi qu’années. Je suis condamné à une presque éternité, du moins à l’aune de la misérable existence humaine.
J’ai vu la science se ruer sur mon corps, en extraire le sang, en analyser le génome, tout cela en vain. Mon asénescence irrésolue ne saurait m’être ôtée, mon martyre s’écoule seconde après seconde avec une horripilante lenteur et la jalousie de tous. Lorsque j’étais tout jeune encore, je n’avais pas plus de cinquante années (et quelques poussières… l’anageriaque ne serait-il pas également sujet à la coquetterie ?), le dépit des simples mortels m’a failli coûter la vie et, bien que je la comptabilise parcimonieusement, elle m’apparut alors précieuse. J’ai fui les insultes, j’ai dévié les regards envieux, j’ai évité les pogroms, j’ai changé d’identité, encore et encore. Mes personnalités apparentes se succèdent, toutes différentes, je m’approprie des noms, et toujours ces mille images se heurtent à ma pensée comme autant de souvenirs de décennies fugaces.
J’ai pris femme, j’ai enfanté ; mon épouse est morte décatie quand j’étais un jeune homme, mes enfants d’adultes sont devenus vieillards et sous mes yeux désespérés sont morts, dans mes bras bercés de sanglots j’ai caressé leurs cheveux blancs, leurs rides amères, moi qui, comme un dieu pathétique et éternel, jouait de mon corps sans cesse agile. Et le rire s’est transmuté en larmes ; depuis dix ans, vingt ans, cent ans, les minutes sont soixante pleurs, impossibilité de l’oubli, pleurs dont le sel ravinerait mes joues si j’étais un homme de chair mortelle. Mais ma peau lisse me nargue car, tel un Narcisse inversé, je ne rêve que de voir mon reflet se faner, j’aspire aux flétrissures de l’âge, tous ces petits signes délicieux. Je veux éprouver la paresse des muscles, la courbure des os, les douleurs de la vieillesse. Mais peut-être serai-je dans le futur exaucé, qui sait si cette tare inique ne m’octroiera pas une sénilité aussi intense et longue que l’est ma vie ? Des dizaines d’années, des siècles d’arthrose, de décrépitude, de déliquescence des tissus. Et plus que tout, de solitude, moi qui ne peux m’apparier sans souffrance ni séparation. Et pourtant, qui de vous ne souhaiterait ma place malgré mes mises en garde et mon évidente déréliction ?
Dans un siècle, j’aurai deux cent quatorze ans ; si seulement la longévité m’avait apporté quelque sagesse… Mais de discernement point et je sens sourdre en moi le courage qui m’avait jusqu’alors fait défaut. Les choix sont multiples afin que cesse enfin mon exaspérante agonie : le poison, le fusil, la défénestration, que sais-je encore ? Difficile de trancher, j’atermoie toujours, il me faut le temps d’une mûre réflexion, encore un jour, peut-être une année, pourquoi pas un siècle ?

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(Bashō Matsuo)
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