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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

dimanche 6 décembre 2009

Naqquq ou comment la fille de la femme-phoque conjugua sa nature duelle

« Et ce bouton, il sert à quoi ? » se demanda Naqquq tout en le manipulant. Elle agitait également le loquet et, soit que la conjonction des deux fût appropriée, soit que le divin Ægir l’ait assistée, elle entendit un déclic discret et le couvercle du coffre s’ouvrit.
L’armure de bois révéla une étoffe étrange, à la texture duveteuse, d’une teinte changeante, grise et mordorée. Naqquq la souleva délicatement, le semblant de tissu se déplia, sa forme évoquait une silhouette marine.
« La peau de la femme-phoque ! » s’émerveilla la jeune femme. « Ainsi, Père, à l’aube de sa mort, ne m’a point menti ; Mère serait une femme-phoque comme celles que la légende traqua de contes en gravures. »
Elle se vêtit de la peau ; celle-ci était douce et chaude, aussi chaleureuse que les caresses, aussi tendre que les étreintes maternelles. Dans ce souvenir lointain se mêlèrent à la mélancolie les sanglots du deuil ainsi qu’une rage contre l’avanie de l’oubli qui faisait de sa mère un ectoplasme voilé par les années.
Aussi, si matutinale que fût l’heure, Naqquq sortit dans l’encore pénombre et erra dans le village enneigé ; les larmes perlaient de ses yeux et gelaient sur ses joues, formant des concrétions désespérées que ni leur amertume ni leur salinité ne dissipaient. Naqquq contourna la butte des ours, là où la dernière maison semble pointer vers le vide nivéen. Elle poursuivit jusqu’aux abords de l’océan, un pâle ensoleillement colorait l’horizon, les vagues se jetaient avec furie vers le rivage, l’eau s’éclatait sur les rochers torturés, l’écume peignait le visage de Naqquq et glissait sur la peau de phoque sans y laisser aucun signe.
« Mère-morte-humaine, loin de ta fourrure pinnipède, comment te rendre ton intégrité ? » gémit Naqquq avec grandiloquence. Elle songea à sa propre nature hybride, elle dont la genèse avait pris forme au sein d’élément aussi antagoniste que l’eau et la terre. Ses pleurs, toujours démultipliés, gonflaient à eux seuls les flots, les lames s’accusèrent, le soleil toujours bas en cette saison nuait d’un à peine jaune le noir des abysses, sans pouvoir le pénétrer pourtant. Le duel entre l’eau sombre et le ciel cireux produisait des reflets bigarrés – l’onde se paraît d’une nitescence surnaturelle, propre à frapper de stupeur marins ou simples mortels.
Cependant, Naqquq, peut-être empreinte de sa nature duelle d’humaine et d’animal, était subjuguée par cette lueur, la couleur même de ses yeux varia jusqu’à en adopter la teinte. La jeune femme se fondait dans l’élément liquide, s’identifiait littéralement au fantôme maternel ; elle se serra plus étroitement encore dans la peau et les pores de son épiderme épousèrent l’intérieur de cuir. Les mains de sa mère caressèrent ses bras, les nageoires effleurèrent son dos – frôlement mythique, reddition filiale.
Le tumulte de l’eau s’agitait à ses pieds, frénétique, et le corps de Naqquq frémissait dans son entier, en symbiose parfaite avec la fourrure de sa mère. L’enveloppe reprenait vie. Naqquq respirait les embruns, le goût du sel palpitait sur sa langue, enivrant comme un nectar, hypnotique comme une drogue. Elle fut agitée de soubresauts qui n’avaient plus rien d’humain, puis d’ondulations, sa gueule s’ouvrit dans un cri rauque, presque obscène ; Naqquq plongea. L’océan l’accueillit, la peau reprenait son ordinaire natatoire et Naqquq plongeait parmi les rouleaux, évitait les écueils côtiers, se jouait des courants.
Naqquq jubilait, ses poumons se gonflaient d’iode et d’exhalaisons salines, ses moustaches comptabilisaient chaque goutte d’eau, fût-elle noyée au milieu des autres. Jamais Naqquq n’aurait imaginé cette osmose sans réserve, ce paradis aussi insaisissable que fluide, elle s’étonna même que la taxonomie eût désigné la femme et le phoque de deux noms différents. Elle aperçut sur sa droite quelques remous, ses congénères venaient à sa rencontre, ses mouvements s’accélérèrent dans leur direction, elle exultait.
Les flots se déchirèrent ; l’orque n’en fit qu’une bouchée.

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(Bashō Matsuo)
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