Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

lundi 13 avril 2009

Mandragore

« Pousse-toi, je ne vois rien ! »
Mais Tim ne s’écarte pas ; au contraire, il s’ingénie à me cacher la vue. Il s’interpose entre la porte ouverte du salon et moi – nous revenons de l’école et les fermetures de son cartable qu’il a encore sur le dos me blessent le visage.
« Mais laisse-moi voir ! »
Tim ferme la porte sans bruit. Il se retourne au ralenti et son visage est pâle, si diaphane que je peux presque regarder à travers. Il s’éloigne pour téléphoner et je reste seul devant la porte close, close pour l’éternité, sans retour.
Plus tard, la sonnette d’entrée retentit et Tim, en grand frère responsable, prend la situation en main. Il parle aux adultes, avec raison et quelques tremblements. On me conduit avec douceur dans la cuisine où quelqu’un me sert un chocolat brûlant.
Une agitation subite s’empare de l’appartement ; du salon émanent des bruits incongrus dont je ne peux qu’imaginer la signification. La pièce m’est interdite et pourtant, j’ai tout vu. Fugacement, mais j’ai vu. Vu le corps de Papa suspendu au lustre, son visage gonflé, indéfini entre le rouge et le blanc. Et les yeux surtout, comme ceux des poissons sur les étals. Vitreux. Fixes.
Et soudain des cris hystériques jaillissent : Maman est rentrée. Elle surgit dans la cuisine, flanquée de Tim dont elle broie l’épaule de ses doigts crispés. Elle me saisit également, avec violence, ses larmes dégoulinent dans mon cou. Tim tente de se dégager, il a encore pâli. Ses jambes se dérobent, il s’affale sur la table, projetant mon chocolat sur le chemisier de Maman. Ses hurlements redoublent devant la syncope de son fils – ou peut-être sous la brûlure causée par la boisson.
Je regarde, médusé, Maman flanquer des gifles à Tim en criant son nom comme si c’était lui qui était mort. Il revient vaguement à lui ; on le met d’autorité au lit. Et par un mystère dont seuls les adultes ont le secret, je m’y retrouve aussi. Comme si je pouvais trouver le sommeil.
J'écoute le brouhaha, d’autres personnes sont arrivées et je reconnais la voix de tante Suzanne. Elle va calmer le jeu, c’est sûr, vu qu’elle n’aimait guère Papa. Dans la chambre règne un silence de plomb. Tim ne dit pas un mot mais j’entends son cerveau fonctionner, ses neurones qui peinent à se connecter, sa conscience qui fuit l’évidence. Je l’appelle dans un murmure, il ne répond pas, mais je sais jauger son état à sa respiration.
Moi, bizarrement, je comptabilise les faits, je recherche des causes, j’émets même des hypothèses sur l’avenir. Tout demeure analytique, et c’est tant mieux ; quand l’information atteindra le cœur, elle créera un ravage sans précédent, un peu comme un cyclone d’épines, une tornade sanglante.

Le lendemain, tante Suzanne nous réveille. Un calme total s’est abattu. Maman est assise sur le canapé du salon, l’air hagard ; elle porte encore son chemisier taché qui forme avec son visage au maquillage dégoulinant un ensemble saisissant.
En levant la tête, je remarque que l’accroche du lustre où Papa s’est pendu est à moitié arrachée. Il faudra faire venir quelqu’un pour réparer ça.

1 Comment:

Chrysopale said...

J'ai beau avoir du mal, je suis venue relire ce texte. Il me touche particulièrement, ce qui le rend encore plus difficile. Mais tes mots sont très justes. Surtout cette phrase :
"Tout demeure analytique, et c’est tant mieux ; quand l’information atteindra le cœur, elle créera un ravage sans précédent, un peu comme un cyclone d’épines, une tornade sanglante."

C'est exactement comme ça que je l'ai vécu. Et la tornade fait encore plus mal, surtout lorsqu'on voit les autres pleurer, en se demandant pourquoi on ne ressent rien.

Bravo pour ton texte en tout cas.

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
Accueil

Retour à l'haut de page