Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

vendredi 13 juin 2014

Homme, toujours tu chériras la mer

Le niveau de la mer commence à s’élever et le gouvernement envoie les premiers membres des comités. Nous avons déjà les pieds dans l’eau à la réunion d’information. Le discours se fait rassurant : l’eau monte, certes (et inexorablement), mais l’homme possède des capacités étonnantes d’adaptation. Fort de ces conseils, je m’achète d’abord une paire de bottes en caoutchouc, puis au fur et à mesure de la montée, de hautes cuissardes du même matériau, bientôt elles-mêmes débordées. 
L’eau atteint ma taille – tout est noyé, tant à l’intérieur des maisons qu’à l’extérieur. Faute de gaz ou d’électricité, je mange des conserves froides ou du pain humide aux relents salés. Lorsque mes épaules sont également immergées, je commence à sérieusement m’inquiéter malgré les nouvelles consignes des comités : ne pas s’alarmer, vivre normalement et, surtout, ne pas tenter de s’opposer à l’océan, accepter d’avoir la tête sous l’eau, nous, humains, qui n’avons jusqu’à présent respiré qu’azote et oxygène. 
J’ai une confiance modérée dans le gouvernement mais une plus grande envers mes sens. Parce que le courant en a déposé entre mes murs inondés, je prépare une salade de goémons. À ma surprise, la saveur du mets m’ouvre des horizons océaniques. J’accueille l’eau de mer, elle s’élève au-dessus de ma tête et, sans combattre, j’inspire tranquillement. Je sens mes ouïes se décoller peu à peu, presque en douceur et, sans aucun doute, avec nature. Les scientifiques ne nous auraient-ils, pour une fois, pas menti ? Un mérou brun et lippu entre par la cheminée et me regarde en souriant. Sa peau me frôle, lisse et écailleuse, et je me demande si l’espèce humaine entière sera bientôt à son image. Mon épiderme est encore fragile et inadapté, le bout de mes doigts se fripe affreusement. Pourtant, de quelques gestes balbutiants, j’esquisse un pas de danse natatoire. Avançant du même mouvement, je vois ma voisine flotter devant la fenêtre et je m’élance à mon tour à la conquête des flots ou du monde, les deux éléments devenus similaires. 
Je suis happé par le sombre liquide, je sens sur mon corps le sel dilué dans l’eau, expérience osmotique qui, de façon définitive, fait des poissons mes frères. Le filtre de mes branchies emplit son office à la perfection et je m’aventure vers les grands fonds. Je constate bien que les souvenirs de ma vie humaine s’effacent peu à peu, mais je ne fais rien pour l’éviter ; qu’ai-je d’ailleurs à regretter ? Je croise une accorte daurade, peut-être mon ancienne voisine, mais son œil est aussi vitreux que doit l’être le mien. 
Finalement, je gobe quelques animalcules flottant entre deux eaux, ôte les vêtements qui me restent encore. Mon sang se rafraîchit, ma conscience s’engourdit – les consignes du comité ont la forme mouvante et incertaine d’un poulpe. Mon esprit presque vide est au repos, nulle étincelle n’y affleure sauf une sensation vague mais indélébile, la certitude qu’un jour ma nage me conduira vers la terre ferme et que mes nageoires se transformeront graduellement en pattes, en jambes peut-être. Moi qui ouvre et ferme la bouche à la recherche de proies misérables, je serai le germe d’une nouvelle espèce, la genèse de l’évolution.

0 Comments:

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
Accueil

Retour à l'haut de page