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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

dimanche 29 juin 2014

Haricots au whisky

C’est en errant entre les rayons labyrinthiques de l’hypermarché que je me suis égaré. Les rayonnages me semblaient plus longs qu’à l’accoutumée, s’étirant vers un plafond pourtant inaccessible. J’ai obliqué à droite, les roues de mon caddie couinaient régulièrement comme quatre souris à l’unisson. J’ai croisé une femme hypnotisée par les linéaires de bonbons, ses yeux brillaient d’un éclat haribesque et ses lèvres étaient agitées d’un léger tremblement – je n’aurais su dire s’il s’agissait d’un manque ou d’un excès de sucre. 
Quand les événements ont-ils dérapé ? Peut-être lorsque j’ai emprunté le rayon des alcools. Deux hommes avaient ouvert une bouteille de whisky et saluaient de loin un troisième larron qui revenait vers eux en brandissant un pack de gobelets en plastique et une poignée de glace, sans doute réquisitionnée sur l’étal du poissonnier. J’étais sur le point de prélever dans mes emplettes un paquet de pistaches à leur attention mais je me suis ravisé. Un des types a d’ailleurs coulé un regard envieux vers lesdites arachides, puis un œil torve à mon endroit. J’ai filé sans demander mon reste, ni même une rasade de whisky. 
Encore interloqué par cet étrange trio, j’ai tourné deux ou trois fois au petit bonheur, sans but précis. Les allées étaient désertes et sans fin, les murs du magasin s’étaient de toute évidence éloignés de moi. Puis je me suis immobilisé et mes roues-souris ont cessé leur plainte. Devant moi se dressait un mur de boîte de conserve, des mètres carrés de haricots verts sous métal. Sur l’étiquette démultipliée à l’infini, la photo du légume me narguait ; les souvenirs ont surgi, les heures passées à l’équeutage obligatoire du maudit haricot sous la houlette sévère de ma grand-mère, le jus irritant qui s’insinuait sous les ongles, ces immondices vertes – plus ignobles encore par leur conservation en bocaux – disponibles en toutes saisons. 
J’ai lâché mon caddie, abandonnant mes courses, et quitté au plus vite ce lieu de perdition. Derrière moi, j’ai entendu les quatre souris m’appeler en geignant. J’ai parcouru les allées à la recherche de la sortie, une sortie apparemment introuvable. Mais mon angoisse s’est accrue lorsque j’ai réalisé qu’il n’y avait, à part moi, nulle âme qui vive. Pas un consommateur, pas un employé, j’en regrettais presque le trio alcoolique. 
Puis j’ai buté sur quelque chose ; au sol gisait une femme dont les lèvres murmuraient : « À boire… à boire… ». J’ai levé les yeux mais les rayonnages ne comportaient que des boîtes de conserves, bien sûr de haricots verts ! Partout, à droite, à gauche, des haricots verts ! L’allée s’était étirée sur des dizaines de mètres et, plus j’avançais, plus son extrémité reculait. J’ai couru, couru, dans mon dos s’élevaient les couinements de centaines de souris parties à ma recherche. J’ai défailli et, en m’appuyant, ai fait rouler au sol quelques boîtes. J’ai repensé au goût infect des haricots de mon enfance et j’ai maudit, dans le désordre, les légumes, ma grand-mère et la pasteurisation. Les souris se rapprochaient de plus en plus, à moins que ce ne fussent une meute de caddies retournés à l’état sauvage. Jamais je n’aurais eu autant besoin d’un whisky.

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(Bashō Matsuo)
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