Écritures, billets, nouvelles, contes, brachygrammes, poésies, prosoésies, ludilemmes, romans...

Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

jeudi 1 mai 2014

Peut-être dans le ciel un corbeau

Comme les autres voyageurs, je suis resté interdit quand le train n’a pas marqué l’arrêt. Il y a eu un moment d’hésitation, puis les commentaires ont fusé à propos de l’incapacité des compagnies ferroviaires. Mais la distance n’est jamais très longue d’une gare de banlieue à la suivante ; chacun l’a attendue. 
Là où la colère est montée, c’est lorsque le train a continué sa course à la gare suivante. Évidemment, sans aucun message du conducteur ! Quelques insultes ont jailli, ainsi que plusieurs portables pour appeler qui son conjoint, qui l’école. Mais alors que les wagons filaient, quelqu’un a fait remarquer que son téléphone ne captait aucun réseau, son voisin a confirmé cette même particularité et, tous, presque dans un ensemble parfait, avons fixé le cadran de notre appareil pour aboutir à la même constatation. 
Au troisième arrêt manqué, un passager plus aventureux a tiré le signal d’alarme, sans plus de résultat. Chacun y est allé de son hypothèse, farfelue, stupide, tragique. Une voix a même évoqué quelque terroriste. Il y a eu un frémissement général, une femme a parlé de ses enfants, je crois que quelqu’un a sangloté au quatrième arrêt, un autre a psalmodié une prière au cinquième. Un estomac a gargouillé et j’ai perdu le compte des gares dépassées, il était l’heure du dîner. Et la nuit s’est progressivement agglutinée autour de notre bolide. 
Tout le monde s’est rassis, certains à même le sol. Le silence s’est installé, chacun s’est regardé, le train paraissait accélérer sa cadence et, à l’extérieur, les bâtiments éclairés se faisaient plus rares, comme si nous abordions peu à peu les franges d’un no man’s land pourvu d’étoiles chiches. 
Une lassitude subite m’a envahi et je me suis assoupi. Impossible de dire combien de temps après je me suis réveillé ; les passagers dormaient et, à la faible lueur du wagon, je ne percevais dans l’obscurité alentours rien qui puisse suggérer une trace de civilisation. J’ai porté machinalement ma main à mon visage, ma joue avait une consistance que je ne lui connaissais pas. J’ai eu un tremblement, regardé mes paumes, puis leur revers, j’ai cru y voir une peau fripée et tâchée, mais peut-être n’était-ce que l’illusion de la fatigue et de la pénombre. Et j’ai sombré à nouveau. 
Le jour a point, j’ai ouvert les yeux, je respirais avec difficulté et mes mains étaient émaciées à l’extrême. Mon reflet dans la vitre m’a renvoyé l’image d’un autre. Et j’ai alors remarqué mes voisins, tous avachis, tous blanchis – je crois même que certains étaient déjà morts. Mon vis-à-vis me regardait également bouche bée et, entre ses lèvres entrouvertes, je voyais les gencives dépourvues de dents. Il tenait encore, serré dans sa main tavelée, son portable obstinément muet. 
Le train poursuivait sa course inexorable sans autre fin que notre terme. Autour de nous, un soleil froid éclairait avec parcimonie la voie ferrée unique sur laquelle nous roulions. Le paysage était plat, uniforme jusqu’à l’horizon, il aurait été difficile de dire si le sol était de terre nue ou d’herbe rare. J’ai vu des étincelles, comme la crinière d’une comète, des étincelles indisciplinées. 
Et peut-être dans le ciel un corbeau.

0 Comments:

Le printemps passe

Les oiseaux crient

Les yeux des poissons portent des larmes
(Bashō Matsuo)
Accueil

Retour à l'haut de page