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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

vendredi 23 mai 2014

Mæander

Il l'avait prévenue pour le livre. Maintenant c'était trop tard. De toute façon, il détestait quand Aya prenait le manuscrit sans son autorisation. Qui plus est s’il en manquait le dernier chapitre. Qu’est donc un livre sans fin ? 
Il l’avait donc avertie : « Ce sera un opus captivant. » 
Quel titre vas-tu lui donner ? avait-elle demandé. 
Mæander
Quoi ? 
Méandre en latin… 
Quel titre prétentieux ! 
Mais elle avait commencé la lecture de la première page. À la seconde, sa main avait légèrement tremblé en tournant le feuillet. Dès la troisième, elle était hypnotisée ; comment s’évader de l’espace ténu qui sinue entre les caractères ? 
Il n’y a que dans les films que les personnages foncent tête baissée vers un lieu de terreur spécialement préparé à leur attention. Dans la vie réelle, les gens fuient le noir et décampent dès qu’ils aperçoivent une silhouette suspecte. Ils esquivent la peur, sauf au cinéma, sauf dans les romans. Et la peur, il en connaissait un rayon, c’était même son fond de commerce. Auteur à succès de romans noirs, cela avait de quoi impressionner. Mais pas Aya ; elle avait toujours un avis critique sur ses livres, un avis qui aurait indigné ses aficionados. Leur relation n’avait changé en rien son opinion sur sa littérature entre guillemets comme elle l’appelait. Aya était sans doute le reflet de sa propre face masochiste. Sa petite épine, sa souffrance constante et délicieuse. 
Dans ses romans, les protagonistes eux aussi souffraient beaucoup et, surtout, longtemps avant de mourir. Si lui était masochiste, son lectorat était à coup sûr sadique. 
Il quitta la pièce, laissant Aya s’égarer dans sa lecture. Un titre prétentieux, souffla-t-il en haussant les épaules. Un titre justifié ! Les personnages erraient au long des pages dans un labyrinthe, parfois hérissé de pièges mortels, parfois vide de tout, d’un vide plus angoissant encore. D’autant plus angoissant que peu en réchappaient – il n’octroyait la vie sauve qu’à un seul de ses héros. Uniquement un. Toujours. Le manuscrit n’avait pas de dernier chapitre, aucune page finale dévoilant le nom du survivant. C’était à la fois tragique et exaltant de porter cette responsabilité de vie ou de mort. 
Mæander. Un titre tout sauf présomptueux. Aya s’était déjà perdue dans les méandres de son imagination. Quant au latin, il se justifiait parfaitement. Ce livre serait son chef-d’œuvre, une création archétypale, à l’image des grands canons antiques. Un texte qui ferait date. 
Aya avait tant de fois arboré un air condescendant envers ses précédents ouvrages. Celui-là était différent. Elle l’avait saisi, inachevé, avec sa désinvolture coutumière. Elle savait pourtant qu’il n’aimait pas qu’on lise son texte avant son ultime phrase écrite. Il pourrait aussi décider de ne jamais le finir, pas de terme, pas de dénouement, Aya errant pour toujours entre les pages du dédale. Errant, provisoirement vivante. Il n’avait encore rien décidé. Les personnages ont une vie propre, certains sont si coriaces que même l’auteur peine à s’en débarrasser. Et il ignorait si Aya appartenait à cette catégorie. 
Il rempila avec soin les pages désordonnées du manuscrit. Il était de toute façon trop tard pour se remettre à l’écriture aujourd’hui. Les choses, comme les souffrances, pouvaient attendre ou durer. Il l'avait prévenue pour le livre. Maintenant c'était trop tard.

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