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Découvrez les lalbehyrinthes, partez en exploration, perdez-vous éventuellement… Chacun d’eux possède une issue, mais chaque sortie conduit irrémédiablement vers un nouveau dédale. Les textes s’imbriquent et tissent une toile dont le motif général pourrait être le mien, ou celui de tout autre personnage, selon mon humeur. Bref, la vérité est – sans doute – ailleurs, ou ici, ou nulle part.

dimanche 15 septembre 2013

Pas du tout (JPH n°164a)

Jeu littéraire du forum A vos plumes : écrire un texte illustrant la photographie suivante.


Dès l’automne, elle vend des violettes. Parmi toutes les fleurs qu’elle transporte, elle a un faible pour celles-ci, délicates, fragiles, froissées au moindre coup. Des coups, elle en porte elle-même, partout sur son corps, partout où ils ne se voient pas. La couleur des violettes lui rappelle peut-être celle des ecchymoses. Elle pourrait aimer leur odeur également, mais ses yeux sont si tristes, son visage si affligé qu’on craint qu’elle ait perdu l’odorat. Comme si toute possibilité de consolation parfumée lui était refusée. Une véritable ironie vu sa profession. L’hiver, les violettes se découpent sur le blanc de la neige, quand il y en a.  
L’hiver, elle tremble de froid et d’horions.  
Personne ne connaît son nom. On aurait pu l’appeler Blanche-Neige mais son Prince n’a rien de charmant. Alors les gens du quartier l’on baptisée Viola, à cause des violettes, ou d’autre chose, allez savoir avec les surnoms… 
Viola vend des violettes, voilà ! Tout ça pour quelques allitérations.  
Viola vend donc des violettes, ou des bleuets, ou du muguet, d’autres fleurs encore. Ce que le Prince lui octroie de sa main rude. Mais ce que les gens lui achètent le plus, ce sont bien les violettes ; peut-être parce que sa silhouette vulnérable s’accorde avec cette variété. De l’argent contre les violettes, des coups contre son argent – car de l’argent, il n’y en a jamais assez. Quant aux coups, il y en a toujours trop.  
Un jour de crise, un jour d’inflation, le Prince a échangé les piécettes contre trop de coups. Il a perdu au change, elle a perdu la vie. Le Prince a sur les bras le corps inerte de Viola et une charrette de violettes, une cargaison qui vaut bien quelques dizaines de pièces – et presque autant de coups.  À la mise en bière, tout le quartier est là. Le visage de Viola a viré au bleuâtre, en totale harmonie avec les bleus qui émaillent son cadavre, à l’extérieur et au-dedans. Chacun a accepté la version de la chute dans les escaliers et le Prince échange les violettes contre la culpabilité des voisins et un peu de leur monnaie. Certains déposent les fleurs dans le cercueil, tout autour du cadavre – la pièce est suavement parfumée. Pauvre Viola qui ne sentait déjà rien de son vivant. Sauf les coups. 
Quand on descend le cercueil dans le trou, d’aucuns y jettent des pétales violettes. Puis il se met à pleuvoir doucement, à l’image des pleurs de l’assemblée, parcimonieux. La pluie colle les pétales sur le couvercle, comme si le bois lui-même se couvrait à son tour d’ecchymoses minuscules, comme si celles de Viola le transperçaient pour surgir au dehors. Le Prince a vendu toutes les violettes, sans exception – c’est sans doute la première fois que la charrette revient entièrement vide. Dans sa poche résonnent les pièces, dans son crâne ne résonne aucune trace de responsabilité. Ni aucune raison d’ailleurs. Et dans ses mains, les montants de la charrette qu’il traîne, avec lenteur, ses mains pleines d’échardes entrées dans la chair, pleines de coups rentrés, prêts à jaillir.  
Le Prince trouvera une autre Viola. Les Viola vendent des violettes, voilà tout. Les Princes en comptent les pétales, ou les effeuillent, un peu, beaucoup, etc., jusqu’à pas du tout.

1 Comment:

anne veillac said...

Pauvre Viola ! Non, vraiment c'est trop triste... Je m'étais attachée à elle.
Je ne sais pas quel était le thème du JPH mais c'est agréable de découvrir un texte de JPH sans savoir, justement, ce qui l'a motivé.
Bien à toi.
Anne Veillac

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